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Une boucle pour mes peines

Une note d’Alexandre

Vendredi 31 juillet, je ne sais pas encore que la première expédition Patagonia 2009 vient de s’achever et que nous nous levons sous l’ère de la seconde expé. Je ne le comprendrai qu’une semaine plus tard, rétroactivement.
Les informations météo, reçues par SMS via téléphone satellite, sont de plus en plus claires depuis quelques jours. Cela débuta par « faut vous mettre à l’abri » jusqu’à « possiblement une grosse semaine à terre, faut mettre la capuche les gars ».
C’est donc sous ces bons auspices que nous passons quatre jours à attendre sous la pluie. Nous réalisons tout de même de courtes navigations essayant de nous approcher au plus près du Golfe. Un après-midi, nous en avons un bon aperçu. Les vagues explosent sur les falaises, les noyant entièrement malgré leur importante hauteur, la houle impose un angle à notre assiette de bien 45 degrés… juste le temps de faire demi-tour.

20 miles dans les Peines
Mardi 4 août, nous y allons, nous le devons car les SMS sont clairs : « grosse baston à venir le 7 et énorme à partir du 8 » insistant même « plus grosse que toutes celles que vous n’avez eues ».
Plusieurs heures que je pagaie en cette matinée. Nous sommes enfin dans le Golfe et je ne sais pas ce que j’ai. Mal au ventre, tête qui tourne, de petits vertiges me prennent, Inti me surveille du coin de l’œil et, quand je ressens une paralysie de la main droite, décide de me prendre en remorque car nous ne pouvons aller à la côte qui ne présente que des falaises.

- Inti, regarde là, en s’approchant au bon moment, en allant vite, on pourrait débarquer.

- Mais non et en plus dans ton état ce serait n’importe quoi.

- T’es sûr ? Pourtant… si on s’approchait pour voir.

- Bon on y va juste pour t’en persuader.
Inti pagaie, je suis toujours en remorque.

- Si, si regarde. En sautant sur ce rocher et en sortant les kayaks de l’eau par là. Faut juste aller vite.

- Non. Alex, c’est non. Et puis tu n’as plus la lucidité pour juger de la situation.

- Ah bon. Alors d’accord.
Comme un gamin pris en faute, je me range à l’avis d’Inti. Il a raison dans l’impossibilité du débarquement et dans l’absence de lucidité. Qu’est-ce que j’ai ?

Cet intervalle m’aura quand même permis de récupérer un petit peu et de retrouver l’usage de ma main. Je me remets à pagayer. Ça ne va toujours pas mieux mais je ne veux pas lâcher prise. Pour tenir, c’est de penser à deux personnes qui me sauvent. L’une est celle avec qui je partage toutes mes réflexions et interrogations depuis quelques années déjà, l’autre est celle en qui j’ai une telle confiance que la savoir présente, même à plus de 17 000 km de là, me rassure. Étonnant et impressionnant ce que le cerveau réalise. En pensant à ces deux personnes, le mal de ventre passe, la tête ne tourne plus et jusqu’à la paralysie passe. Malheureusement ce remède n’a qu’un temps. Au bout d’une heure les maux reprennent, paralysie de la main gauche cette fois. Inti est obligé de me reprendre à couple et de pagayer pour deux.
Au creux d’une houle, au pied de la perpétuelle falaise, je repère enfin une plage alors que je suis toujours plié en deux sur mon bateau à ne plus rien contrôler. Amusant cette capacité à repérer un minuscule espace de cailloux à plus de 500 mètres. Inti ne le voit pas mais prend la direction que je lui indique.
Assis sur une pierre après un sportif débarquement dans les brisants, je récupère. Nous mangeons et nous reposons une demi-heure, puis nous repartons.
Je ne ressens plus rien de mon mal. Tout va bien. Je pagaie au rythme habituel et me sens à l’aise jusqu’à la fin de la journée. Qu’ai-je eu ? Je ne cesse de m’interroger.
Deux hypothèses : furieux mal de mer ou foudroyante crise d’angoisse ? La seconde me paraît la plus intéressante. C’est d’elle dont je peux tirer le plus de conclusions, le plus de sujets de réflexion. Naviguer en voyant l’horizon, la côte qui n’est que falaise, la houle que l’on sent si imposante, si puissante, la houle du Pacifique, l’entrée dans le Golfe, la fin des canaux, les explications ne manquent pas. Mais pourquoi l’après-midi, alors que rien n’a changé, tout s’est si bien passé ? À force, je finis par croire en la première hypothèse. Un furieux mal de mer, tout simplement. J’y suis sujet depuis ma naissance et la houle sur laquelle nous naviguons maintenant n’a rien à voir avec les vagues des canaux. Et cet appétit d’ogre le soir… Avoir le mal de mer après trois mois de navigation.
Dans tout cela, une chose est sûre, ni Inti ni moi n’avons paniqué, jamais nous n’avons été en danger et je lui dois une fière chandelle !

Le lendemain nous naviguons à nouveau. Un SMS se risque à un improbable « pétole le matin ». Amusant. Une pétole de face alors, avec des grains, des moutons et une houle, toujours cette houle, sur laquelle on se sent si petit, si impuissant et, au fur et à mesure de la journée, des déferlantes. Une si belle pétole qu’au soir, les seules plages que nous repérons sont défendues par des brisants générant de superbes rouleaux. Superbes mais innavigables. Au niveau du Pulpo enfin, une est abordable et nous nous y réfugions.
En deux jours, vingt milles parcourus seulement, mais nous venons de naviguer dans le Golfo de Peñas. Celui dont, avec un ton de respect et de crainte palpable, nous parlent tous les navigants que nous rencontrons depuis Punta Arenas.

Une matinée pour une décision
Jeudi 6 au matin, sous la tente, sous la pluie, nous lisons : « ce jour 25 nœuds, demain 30 rafales à 40, samedi planquez-vous » et « pas d’accalmie avant jeudi prochain d’après les fichiers météo ! »…
Dur pour le moral. Il y a cinq jours nous étions aux portes du Peñas, prêts et nous n’avons pu profiter que de deux jours de navigation. Et dans de telles conditions que nous avons avancé deux fois moins vite que nos prévisions. Maintenant nous allons être bloqués une semaine, au mieux, alors que tout notre équipement commence à fatiguer. Plus rien n’est imperméable.
Doit-on modifier nos plans et privilégier l’action, la navigation, plutôt que la stricte réalisation du parcours prévu ?
Une longue cogitation entrecoupée d’appels par télsat à quelques personnes pour recevoir des conseils extérieurs. Pour ma part, les deux qui m’ont déjà sorti, sans le savoir, de mon mal d’il y a deux jours, reçoivent mon appel.
Réflexions, discussions sur cette plage du Golfe où chaque heure l’océan enfle.

Notre décision est prise. Entrons dans le Pulpo, ce complexe de canaux à l’entrée duquel nous sommes échoués. Malgré les conditions nous devrions pouvoir y naviguer. Un intérêt apparaît alors sur les cartes : peut-on, via un portage, rejoindre le canal Baker au sud ? Ce canal d’où nous avions vu l’horizon pour la première fois. Ce canal qui nous ferait renouer avec les canaux de Patagonie après nous en être échappé via le Golfe. L’aventure est suffisamment excitante pour nous faire oublier la déception d’abandonner notre projet original. Car si nous parvenons à réaliser ce portage, nous reviendrons alors à Tortel en ayant réalisé une grande boucle et ce serait la fin de l’expédition.
Jeudi 6 août à midi, nous nous remettons donc à l’eau, direction l’est.

Cette décision a donné lieu à la publication d’un carnet écrit en duo avec Inti : l’aventure continue.

Le Pulpo
Je me souviens près de Natales avoir dessiné sur les cartes une pieuvre géante, je n’avais alors pas imaginé que nos plus grosses navigations se passeraient dans un poulpe.
Avec l’aide de Thomas Michel, Kaï Salas Rossenbach, Cristian Donoso, Raphaële Perret et Camille Fuzier, nous sélectionnons la tentacule Sud-Ouest pour tenter le portage. Une marche qui devrait nous permettre de rejoindre l’estero Eloisa donnant sur le canal Baker. Cristian a réalisé ce portage il y a quelques années, en solitaire, ce devrait donc être jouable.
1er jour. Nous entrons dans le Pulpo en compagnie de la houle du Golfe, 4 mètres, qui s’est mise à déferler. Grosse concentration. Nous avons largement dépassé la limite que nous nous étions fixés en France.
Une fois entré dans le Pulpo et avoir dépassé le premier rang d’îles, nous sommes accueillis par des wiliwaws. Comme de vieux amis, cela nous fait plaisir de les retrouver.
Le soir, c’est à coups de hache et de machette que nous nous créons, dans la forêt, un espace où dormir. Nous laissons nos kayaks dans l’eau faute de place. Il a plu toute la journée.
2e jour. Les SMS annoncent 30 nœuds avec des rafales à 40. Impossible de naviguer, la mer est démontée et les wiliwaws sont légions. Durant la nuit, le bateau d’Inti a pris un vilain coup, un rivet du gouvernail a cédé. Il reste navigable. Nous montons les kayaks pour les mettre à l’abri. Nous les laissons accrochés en rappel.
Le soir il y a des orages, la première fois que nous en voyons ici. Le premier éclair illumine le ciel juste après qu’Inti se soit mis à lister les conditions que nous n’avons pas encore rencontrées. « Typhons, tremblements de terre, tsunamis, orages » et la lumière apparaît. Le tonnerre se répercute et roule dans les canaux, les montagnes sont une parfaite caisse d’amplification.
Il a plu toute la journée.
3e jour. Nous n’avions jamais eu de plus beaux SMS : « Planquez-vous », « n’allez pas tenter le diable », « 40 nœuds établis »… Mais en y regardant bien, entre deux coups de vent, la nav’ semblait possible. Au moment d’y aller on a assisté à un fantastique spectacle de fureur, vent dans de multiples directions, wiliwaws, moutons avec leur fil d’ange aux crêtes, rafales, tous les éléments s’étaient donnés rendez-vous. On a attendu une demi-heure et on y est allés.
Première partie de la navigation en traversée, face au Golfe. Tout va bien jusqu’à forcément la claque à laquelle nous nous attendions. Le premier grain est sur nous. Le vent est très fort, au moins 35. Nous naviguons penchés tout du long et devons en permanence résister à l’attaque des déferlantes. Sur la fin de la traversée je suis à deux doigts d’aller à l’eau. Je dis « et merde » à Inti, les appuis ne sont pas suffisants, une vague m’emporte. J’en tente encore un, forcené, et la vague se décide à me passer dessous. Sauvé. En rivière le courant ne s’arrête pas comme une vague qui passe et j’y serais allé. Première fois de l’expé que j’estime avoir failli faire trempette. Au dernier appui, j’ai regardé la position de ma pagaie pour me préparer à l’esquimautage. Pas sûr que je l’eusse réussi…
Deuxième partie de la navigation par vent arrière dans un canal extrêmement étroit. Le décor est sublime. Je porte aujourd’hui un véritable amour à ces canaux. J’aime cette terre malgré sa rudesse.
Troisième partie de la navigation. Nous retrouvons nos amis wiliwaws. Après ce que nous venons de vivre, nous sommes d’humeur joueuse. Nous pagayons en essayant de prévoir où ils vont s’abattre. Le vent forcissant ils sont de plus en plus nombreux et de plus en plus beaux. Toujours joueurs, on expérimente d’en traverser un gros en se mettant en radeau. Cela fonctionne très bien et l’on se plait à réitérer l’expérience. Nous sommes si ravis de la sensation que nous discutons en nous prenant ces tourbillons de vent et d’eau dans la figure. « T’as vu la mer, elle est magnifique, comme ces images de tempêtes monstrueuses mais en miniature, une tempête de canaux », en disant cela, une vague par l’arrière me submerge et s’infiltre dans mon dos. On peut jouer mais pas manquer de respect ! Une mer en miniature…
Le soir, à nouveau nous nous livrons à notre exercice de bûcheron pour installer la tente. Nous restons jusqu’à tard dans la nuit à regarder les arbres ployer sous le vent, les éclairs illuminant la scène.
Les SMS avaient raison et il a plu toute la journée.

Cette journée est illustrée par le carnet Temporal, publié en duo avec Inti.

4e jour. Enfin un jour comparativement calme. Les wiliwaws sont petits et ne nous dérangent qu’à peine. Le vent est de face mais en jouant avec le relief cela reste navigable. Le plus dérangeant sont ces grains de grêle qui nous brûlent la peau au visage et aux mains.
La mauvaise nouvelle est la voie d’eau apparue dans le kayak d’Inti via le petit rivet cassé. Nous nous en rendons compte trop tard, toutes ses affaires sont trempées et nous savons bien ce que cela signifie : elles le resteront jusqu’à notre retour à Tortel, inimaginable de faire sécher quoi que ce soit.
Il a plu toute la journée.

En milieu d’après-midi nous y sommes. Là où devrait être réalisable le portage pour l’estero Eloisa. Le paysage est splendide. J’ai du mal à me dire que nous allons le quitter.

¿Donde esta Eloisa ?
Dimanche 9 août, après avoir escaladé une petite montagne et s’être battu contre la forêt, nous voyons au loin l’estero Eloisa. Le portage est bien possible et pour ne pas vivre l’enfer de la progression sylvestre, nous décidons de passer par les crêtes.
En voyant la mer au Sud j’ai le cœur gros. Cette vue assène une réalité : nous n’irons pas à Coyhaique par la mer, nous ne réaliserons pas le trajet que nous nous étions imaginé pendant deux ans de préparation. J’ai le cœur gros mais aucun regret. Les navigations de ces derniers jours, la recherche de ce portage et sa réalisation à venir sont des aventures de la même dimension. Nous nous sommes adaptés aux terrains, aux conditions, nous n’avons jamais baissé les bras. J’ai le cœur gros.
Le soir, c’est à une autre sorte d’adaptation à laquelle nous nous plions. Nous nous répartissons les vêtements encore secs et Inti se glisse directement dans le sac de bivouac, son duvet étant devenu inutilisable. Il a une sacrée dégaine à dormir avec ma polaire en guise de couche, sa doudoune et mes chaussons en duvet.
Il a plu toute la journée.
Le lendemain, nous nous attaquons au portage. Il nous faudra deux jours pour transporter tout notre matériel. Un aller-retour pour chaque kayak et trois pour les 120 kg d’équipement. Plus rien n’est sec. Nos bottes en caoutchouc sont trouées et nous enveloppons nos pieds dans des sacs poubelles avant de nous chausser, une horreur pour la respiration. Nos pantalons sont totalement perméables, collants trempés. Les blousons résistent mais dans la chaleur de l’effort nous les ouvrons en grand, sweats et t-shirts trempés. Le travail est exténuant, nos sacs ne sont pas adaptés à ce genre de randonnée andine.
Il a plu tous les jours.

Il est temps de rentrer.
Mercredi 12, nous appareillons pour notre denier voyage. Je n’ai pas la pêche et les conditions me rendent furieux. Nous devons naviguer au sud et nous avons du vent de sud ! Les 20 à 30 nœuds annoncés par les SMS de face. La direction des canaux modifie la direction du vent au point d’avoir du sud par un dominant de nord-ouest.
Il a plu toute la journée.
Jeudi 13, nous sortons d’Eloisa et nous retrouvons au même point que deux semaines auparavant. Que de choses se sont passées entre temps. La sensation est bizarre mais je n’ai pas le temps de m’y appesantir. La houle du Pacifique nous touche à nouveau, une nouvelle dépression est annoncée via SMS pour le soir. La navigation redevient joyeuse.
Dans l’après-midi, devant nous, un point rouge. C’est le Navimag qui part s’abriter, dans les canaux, de la tempête. Si ce gros ferry faisant la liaison Puerto Montt, Puerto Natales décide de ne pas se risquer dans le Golfe, alors nous pouvons nous permettre une certaine fierté d’être en mer en même temps que lui.
Il a plu toute la journée.
Vendredi 14, nous poursuivons notre route vers Tortel, à l’est, par un imprévu vent d’est. Violent. Je m’énerve. « J’ai râlé, j’ai gueulé, j’ai insulté. »
Après ce que nous venons de payer pour être là, la Patagonie pourrait nous offrir un retour clément. J’ai un grand sentiment d’injustice. Mais la justice n’est pas affaire de vent. Je ne suis pas un belliqueux, œil pour œil, dent pour dent m’est étranger. Si la Patagonie nous prend pour des imbéciles, alors je peux l’être tout autant. Je propose à Inti d’aller à la côte et d’attendre que l’on arrête de se moquer de nous. On a des vivres en suffisance pour qu’elle se lasse.
Il a plu toute la journée.
Samedi 15, le temps passe et les vents tournent. Nous avons de l’ouest. Fort. Très fort, mais dans le dos. Assez fort pour que le Navimag reste toujours à l’ancre, très loin, dans les canaux. Les vagues déferlent, peut-être les plus grosses que nous n’ayons jamais eues dans les canaux.
J’ai beaucoup aimé la navigation de ce jour. Très sportive, très concentré. Peut-être celle que j’ai préférée depuis notre départ de Punta Arenas. On a navigué sept heures sans escale, jamais mis pied à terre. La veille de notre arrivée, finalement, la Patagonie m’offre un joli cadeau.
Il a plu toute la journée.
Dimanche 16, le soleil pointe enfin son nez. À 16h21, après six heures de navigation, nous posons le pied sur les passerelles de Tortel. Nous prenons notre temps pour atterrir. Nous marchons en combinaison dans le village. De toute façon nous n’avons pas de vêtement pour nous changer, tout est trempé et nous nous en moquons. Nous sommes là, l’expédition vient de s’achever.
Devant la capitainerie où nous découvrons, punaisés sur la porte, les « Aviso de mal tiempo » et la déclaration de fermeture de tous les ports de la région pour ces derniers jours, nous croisons Rule. Nous avons l’air hébété, un peu idiot de se retrouver là, devant des gens, la vie, une société. Il connaît notre périple via le site et la Camila, sait ce que nous venons d’endurer. Il nous salue. « Vous avez l’air humide les gars, maintenant il faut vous reposer. »




* Les SMS météos ont été envoyés avec une rassurante rigueur métronomique par Yann Rochas et Thomas Michel. C’est à eux que nous devons cette poésie des tempêtes.

Ce texte fait suite à Au rendez-vous du ciel et de la mer.