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Bûcherons d’eau douce

Une note d’Alexandre, suite de Bascule dans les canaux patagons

- Pour moi, elle est salée.

- Pareil.

- Obstruccion, Skyring ou un autre canal ?

- Je prends les coordonnées GPS, je fais le point sur la carte et on voit.

Il y a deux jours, au soir, dans Skyring, nous trouvons un chemin qui s’enfonce dans la forêt, longe une falaise et débouche sur une étendue d’eau, l’eau y est douce.
Au moment où nous avons posé le pied à terre, nous entrions dans le blanc de nos cartes, toute indication y est alors donnée en pointillés. Nous savons devoir naviguer sur un lac et qu’un sentier de portage était autrefois utilisé par les Indiens pour rejoindre le canal Obstruccion qui doit nous mener à Puerto Natales. Nous savons aussi, logiquement, qu’Obstruccion est au nord de Skyring.

Un sentier donc, où les traces d’un entretien humain sont indéniables et que nous empruntons en tirant nos kayaks, au petit matin et sous la pluie, naturellement.
Le lac où nous aboutissons, Munoz Gamero certainement, nous n’avons que ce nom sur la carte, semble immense avec des ramifications tentaculaires sur tout le territoire environnant. Nous y naviguons entre d’innombrables montagnes et îles. À son extrémité la plus nord, nous repérons un col bas. Partis en repérage, nous imaginons dans la végétation un chemin, sans assurance d’une activité humaine.
De l’autre côté du col, nous retrouvons l’eau, encore une fois elle est douce. Personne ne nous a parlé de deux lacs et nulle part il n’apparaît sur nos cartes. Serait-ce une des ramifications de notre premier lac ?
Nous dormons sans le savoir et décidons au matin d’effectuer ce deuxième portage.
Navigation plein nord toujours dans ce nouveau lac et là encore, un sentier. Celui-ci particulièrement abrupt mais heureusement court. Il passe à travers une forêt spongieuse et dense et son dénivelé n’est pas anodin. Avec certitude, nous y trouvons des traces humaines et à son bout, de l’eau, salée cette fois.
Mais où sommes-nous ? Depuis le premier portage nous avons parcouru, à l’estime, une petite dizaine de kilomètres sans savoir où nous étions. Point GPS donc.

- Ce n’est pas Obstruccion. On est en pleine terre d’après la carte. On aurait fait seulement la moitié du trajet.

- Qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas faire un portage de cette difficulté si on n’est pas sûr de nous, non ? Yann a d’autres cartes, électroniques, et peut regarder des photos satellites. On l’appelle et on voit.
Yann, en plus d’être notre médecin et notre météorologue devient donc notre routeur. Précieux soutien.
La pluie s’est transformée en neige, le jour tombe, nous sommes en combinaisons étanches. Le plafond nuageux est épais et gêne la communication Iridium.

- Allô, Yann ? Tu nous situes où avec ces coordonnées GPS ?

- Vous êtes à 2,5 km du début d’Obstruccion, direction nord, vous êtes en pleine terre.

La communication coupe, impossible de le recontacter dans l’instant. Qu’est-ce que ça veut dire ? Nous sommes sûrs de notre point GPS.
Les cartes avec leurs imprécisions, les photos satellites avec leurs zones d’ombres et de nuages nous situent tous en pleine terre alors que nous sommes sous la neige, les pieds dans l’eau, le crépuscule naissant, au bord d’un canal salé.
Yann nous conseille de nous lancer à travers cette jungle, à l’assaut des pentes montagneuses qui nous barrent le chemin au nord, pour aller repérer où serait ce fameux canal Obstruccion. Face à cette situation ubuesque ne manquant pas de charme, nous décidons d’arrêter là la journée. Nous plantons la tente pour la troisième nuit dans cet espace séparant Obstruccion et Skyring.

Au matin, Inti et moi avons la même détermination : affirmons que nous sommes dans Obstruccion et on verra bien. En avant donc pour le troisième portage, certainement le plus athlétique et celui qui fit le plus souffrir nos bateaux. Nous redevenons marins à la mi-journée après avoir été bûcherons. Quelle agréable sensation.
Une heure, deux heures, trois heures passent à pagayer et nous en sommes de plus en plus sûr. Nous sommes bien sur Obstruccion, nous commençons à repérer des similitudes entre les cartes et ce que nous voyons.
Nous quittons alors ce moment d’exception qui, pour moi, européen du XXIe siècle, reste un temps suspendu, anachronique et terriblement excitant. Malgré toute notre technologie, il n’y eut que deux choses fiables : garder la direction du nord et goûter l’eau. Paradoxe des temps modernes.

Libérés, il nous reste cinq jours de navigation pour arriver à Puerto Natales. C’est là, le 27 mai, que nous voyons notre premier humain depuis 12 jours, notre première agglomération depuis 20.
Retour à la civilisation, et, ça aussi, ce n’est pas désagréable.

Ce texte fait suite à Bascule dans les canaux patagonset se poursuit par La pieuvre d’Ultima Esperanza.