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Extraits du carnet de voyage d’Inti (8)

(cet article est la suite de "Extraits du carnet de voyage d’Inti (7)")

Jours 75 à 82
Tortel est un village borgien. Des dizaines de passerelles en bois font office de rues qui, à la différence de celles de Puerto Eden, bifurquent, montent et descendent, convergent en places et finissent même parfois en cul-de-sac au dessus de l’eau. Si Puerto Eden était à une dimension, Tortel en a au moins quatre (les trois communes faites de passerelles, la quatrième étant constituée des maisons à deux étages). Parcourir ce village de bucherons donne parfois l’impression de se trouver dans « La biblioteca de Babel » de Borges. Dans cette bibliothèque (qui inspira celle du « Nom de la Rose ») il y a quelque part le livre qui raconte la vie de Tortel, puisque tout ce qui a pu être écrit y existe. Village au bord de la mer et du delta du Rio Baker, village où le seul taxi est un bateau, ce n’est pourtant pas un village de marins. On le sens à la moindre conversation d’ordre maritime : les références sont un peu floues, les expériences et souvenirs occasionnels. Les hommes y portent le béret et des « che » ponctuent leurs phrases. L’activité de Tortel, depuis sa fondation et pour quasiment tout le monde, c’est le bois. Si les « tortelinos » ont des bateaux, c’est pour transporter leurs billes de Cyprès ou leurs bûches de Tepu ; le dimanche, ce ne sont pas des tondeuses qui résonnent mais des tronçonneuses. A peine savent-ils marcher que les enfants apprennent à manier la hache… Ils n’ont pas le téléphone, une piste précaire ne les relie à Cochrane que depuis quatre ans ; il y a bien un aérodrome, mais trop d’avions se sont écrasés, plus aucun n’atterrit. Tortel, village perdu au fin fond de la Patagonie pourrait ne pas exister. Je pourrais être en train d’inventer un mythe, celui de quelques centaines d’habitants qui disent souvent deux fois bonjour en se croisant sur les passerelles (« Ola-Ola »), celui d’un village qui organise chaque année un festival « Rios Libres » (entre autres pour maintenir la flamme de l’opposition à un projet de barrage sur le Baker), celui d’hommes et de femmes qui m’ont si gentiment accueilli. Mais il se trouve que ce livre de la bibliothèque infinie de Borges qui raconte Tortel a été composé et qu’on peut le trouver en librairie, « Caleta Tortel » de Camille Fuzier. Je repartirai de Tortel avec l’envie d’y revenir un jour, goûter à nouveau l’âpreté de son climat, l’hospitalité de ses gens et vérifier mes propres dires. Le mythe guette.

Jour 83
Départ ce jour de Tortel à 12h30. Les kayaks sont si chargés que les manœuvres pèsent beaucoup. Encore un départ, un morne départ. Je me perds en questionnements en naviguant : moi qui pars plutôt souvent, pourquoi diable je ne les aime pas, ces départs ? Pourquoi les ports, gares et aéroports sont-ils des endroits de tristesse ? Essentiellement, je crois que c’est parce que j’ai presque toujours aimé ma vie telle que je la déroulais. Dès lors, partir c’est le risque de nourrir une nostalgie que je couve déjà trop. Et puis baste ! Le monde est trop petit pour notre imagination, allons-y et on verra. Ca finit toujours comme ça.

Jour 84
Nous avons pagayé 6h au cours desquelles nous avons parcouru 21 milles nautiques (1 mille nautique = 1852 mètres) dans des conditions exceptionnellement bonnes. Soleil, vent favorable, mer plate.
L’impressionnant paysage des canaux était parfait. Ces pentes rudes qui plongent dans l’eau comme assoiffées donnent à toute la région l’allure d’un jour d’après. Après un déluge probablement. Mais ce n’est plus de beauté parfaite dont j’ai besoin, c’est d’horizon, d’espace, de regard qui porte au loin. Je n’aurais pas cru que l’horizon me manquerait tant.

Jour 85
Au terme d’une nouvelle magnifique journée de navigation, soleil et vent favorable, le Pacifique s’est offert à nous à travers l’entrée sud du Golfo de Peñas. L’horizon était là. La grandeur émeut rarement. Je passai pourtant plusieurs minutes à le contempler. Un étrange sentiment d’aboutissement m’envahissait. En cet horizon je voyais la rotondité de la Terre, l’outre-mer, d’autres pays, d’autres peuples, d’autres voyages, d’autres combats, d’autres navigations ; en lui je voyais l’Ailleurs comme parfois un visage dit si bien l’Autre.

Jour 86
Nous bivouaquons ce soir à Puerto Francisco, un petit fjord très abrité où viennent faire escale les pécheurs en attente de temps navigable dans le Golfe. Une longue série de dépressions s’annonce. La perspective d’aller sur les îles Wager et Byron s’éloigne d’heure en heure.
C’est quelque part sur l’une de ces deux îles que se trouve l’épave de la frégate Wager dont le naufrage en 1741 et la survie de quelques hommes sera racontée par John Byron dans son si beau « Naufrage en Patagonie ». Ce récit saisissant est une puissante invitation à parcourir les lieux de cette épopée. Si nous n’allons pas sur ces îles, j’aurais gagné un billet de retour par ici, un de ces jours.
Et il me faudra trouver quelqu’un pour m’alléger de la confidence d’un pécheur de Puerto Eden qui m’avait indiqué sur une carte où se trouvait, selon lui, l’épave de la Wager.

Jour 87
Un terrible vent de Nord Nord-Ouest fait ployer les arbres de notre pourtant très tranquille Puerto Francisco. Le Golfo de Peñas doit être exécrable. La seule responsabilité de celui qui fait vis-à-vis de celui qui aimerait faire est celle de la vérité. Dans notre cas, si bien nous ne pouvons qu’inciter ceux et celles qui voudraient découvrir la Patagonie des canaux et ses gens à y venir naviguer, il nous faut aussi dire qu’une solide préparation technique, morale le cas échéant, et un excellent matériel sont nécessaires. Les eaux sont froides, les conditions rudes et les secours hypothétiques. Un bon compromis peut être d’aller voir nos amis d’Indomita à Puerto Natales.

Jour 88
Malgré le vent d’ouest, nous avons un peu progressé dans cette direction et dormons ce soir aux portes du Golfe. Le Golfe. Pas une des personnes qui apprenait notre intention de le traverser n’y a été indifférente. Pour tous ceux à qui nous en avons parlé, c’est le grand monstre local, le dragon de Patagonie.

Jour 89
Voir la houle du Pacifique décuplée en puissance par des fonds qui passent brusquement de 1200 à 60 mètres, et plus encore la chevaucher sur un minuscule kayak est sidérant. Là, je ne suis rien face à l’indifférente puissance de ces vagues. Ces mots sonnent souvent creux, tant les humains peuvent, pour le meilleur et pour le pire, contraindre la nature. En général, nous ne sommes pas rien face à la nature. Mais là…
Aujourd’hui elles étaient trop mauvaises, les vagues : nous sommes restés sur notre petit bout de plage.

Jour 90
Première vraie journée de navigation dans le Golfo de Peñas, cet ogre dont la mauvaise réputation est augmentée, dit-on, par un accident de typographie. Initialement baptisé « Golfo de Peñas » (golfe de rochers, des roches), les anglais n’auraient pas disposé du caractère « ñ » en imprimant leurs cartes. Il serait alors devenu « Penas » (Golfe des Peines), nom qu’il porte encore sur quelques cartes et dans la plupart des livres, surtout ceux traduits de l’espagnol.
En naviguant, Alexandre a été pris d’une sorte de mal du Golfe ; nous avons solidarisé nos kayaks, en remorque, et avons bientôt trouvé une petite plage où reprendre nos esprits et calmer ses mains qui ne répondaient plus.
Que sa mauvaise réputation soit légitime ou non, c’est en tout cas le premier endroit où je vois, depuis que je navigue en Patagonie, des cormorans voler en groupe. Dans les canaux, ils volent seuls. Eux aussi doivent trouver ça grand. Eux aussi doivent donner de la majuscule au Golfe.
Je ne me lasse pas de l’immensité du Pacifique. Le Monde est là, à portée de regard. Ce soir j’ai vu mon premier coucher de soleil austral sur l’océan.
Dans la paume de ma main je tenais la Terre entière en cette lente courbe ; je devinais les merveilles qui surgissent par delà les mers ; je scellais ma rencontre avec cet océan qui, un peu plus au nord, à Valparaiso, a vu naître mon père.

Jour 91
Le Golfe est conforme à ce que nous attendions, dur, mais, je dois le dire, pire que ce que je croyais. Aujourd’hui nous avons un peu progressé, hélas entre des grains qui augmentaient considérablement la vitesse du vent et une houle doublée d’un vilain clapot qui ne voulait pas se calmer. Pluie et grisaille presque toute la journée. Tout est bien différent ici, du point de vue de la navigation. Mer ouverte. Là où dans les canaux nous pouvions tenir 25 nœuds de vent, cela devient difficile au delà de 15 nœuds dans le Golfe. Houle de plus de deux mètres. Dans les canaux, en jouant avec le rivage, nous pouvions presque toujours nous protéger un peu d’un vent établi. Ici, nous sommes à cœur ouvert. Il est impossible d’accoster sur les roches comme nous le faisions dans les canaux. Il nous faut trouver des plages, mais celles-ci sont souvent faites d’énormes pierres hostiles, voire barrées de rochers sur lesquels viennent déferler les vagues. Tout est à réapprendre.
Je pense souvent à John Byron et au calvaire que lui et ses hommes ont dû connaître pour sortir de ce Golfe, armés des moyens technologiques du XVIIIe siècle. Je pense à ce que m’avait dit Cristian Donoso, le kayakiste le plus expérimenté de la région : « Votre voyage est un grand défi, parce que vous le faites du sud au nord ». Il siffle dans les oreilles, le sud au nord.
Si je ne me trompe pas, maintenant que nous avons passé Boca de Canales, l’entrée vers le Seno Pulpo, les côtes devraient être un peu plus franches, et peut-être plus accueillantes. Golfe. J’ai l’impression depuis plusieurs jours de ne plus penser que Golfo de Peñas. Je deviens Golfe.

Jour 92
Nous avons eu ce matin des mauvaises nouvelles de Yann et Thomas. Ils nous ont annoncé au moins dix jours de dépressions. Non navigables. Sous la tente à compter les gouttes. Comme si la nuit avait muri je ne sais quelle alchimie, j’ai rapidement fait état à Alexandre de deux choses : premièrement, ma principale motivation, avec cette perspective de mauvais temps, était désormais d’arriver au destin final que nous nous étions fixé, Puerto Chacabuco. Deuxièmement, son cou de mou en mer d’avant-hier m’avait peut-être davantage troublé que je ne l’aurais imaginé. Résultat ? « Si tu veux continuer, je continue. Mais si tu partages mes doutes, alors je suis pour changer de cap et faire route sur Tortel ». Apres réflexion, il m’annonce qu’il est aussi prêt à rentrer sur Tortel. Nous hésitons, consultons des amis avec le téléphone satellite. Nous ne pouvons plus sortir dans le Golfe, ni vers le nord, ni vers le sud. Le vent forcit d’heure en heure. Alexandre propose alors de nous engouffrer dans le Seno Pulpo et de voir s’il y a un portage vers le sud. Si nous le trouvons, la voie de Tortel nous sera ouverte. Si nous ne le trouvons pas, nous attendrons pour refaire route au nord. Nous actons cette solution et nous mettons à l’eau, cap à l’est, dans le Seno Pulpo. Une mer très grosse nous prend. Des creux de plus de trois mètres. Cette houle surpuissante du Pacifique, à laquelle s’ajoutaient des moutons formant une sale mer croisée. Une ou deux déferlantes passent près, très près. Là, nous étions en plein dans l’expédition sportive. Extrême ? Peut-être, là, peut-être.
Le soir, planqués dans la forêt, je déroule le fil de ces dernières heures. Un ressort s’est peut-être bien détendu en moi. La vue de l’horizon et ce sentiment de plénitude que j’avais ressenti en le rencontrant après trois mois entre les montagnes ; les iles Byron et Wager que nous avons laissées de côté de peur d’être prisonniers de l’archipel en cas de mauvais temps ; ce foutu billet de retour que ce changement d’itinéraire avait imprimé ; la vision de la main raide de mon compagnon de navigation, l’autre jour ; le temps qui passe plus vite que ne passent les dépressions.
Pour nous détendre, nous faisons le soir le décompte des événements que nous n’avons pas encore connus en Patagonie : tremblement de terre, tsunami, orage… quand éclate un violent orage qui déverse sur nous ses trombes d’eau, ses éclairs et son tonnerre. La Patagonie est sans répit, et totale.

(la suite de cet article est "Extraits du carnet de voyage d’Inti (9)")