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Faits comme des rats

Une journée type d’Alexandre…

Le dos voûté, les jambes repliées sous le menton, je surveille l’arrivée de l’ébullition sur le réchaud dans l’abside de la tente. Dehors il fait encore noir et depuis le réveil, il pleut. Trente et une minutes après que le réveil a sonné, je me suis lentement mis en mouvement. Psychologiquement, chaque nuit, le sac de couchage devient la frontière entre l’inconnu et le connu, l’hostile et le confort, le rempart où se brisent les assauts de la nature, les attaques du froid et surtout de l’humidité. Alors difficile de m’en extirper, je préfère les contorsions qu’il m’impose pour m’habiller au chaud plutôt que le déchirement d’ouvrir la fermeture éclair qui m’y enferme. Tel un lombric dans le noir, à tâtons, je réalise ma mue, troquant mes affaires de nuit pour celles de jour, jusqu’au pantalon imperméable et au blouson que je m’y enfile.
À remords, j’ai tout de même dû sortir de mon cocon de duvet pour me retrouver dans cette posture de résignation où je cuisine. Tout dans mon corps exprime le dépit de la situation. Je me courbe aux formes de la tente pour ne pas avoir à affronter la pluie du dehors mais plus encore pour ne pas entrer en contact avec la toile de notre abri, détrempé par la condensation malgré toutes les aérations ouvertes. L’eau est partout et sous toutes ses formes liquide fumée et glace, il ne sert à rien de la combattre, il est plus simple de l’accepter jusqu’au plus intime de sa personne.

Trois heures que nous pagayons. Quatre que nous avons mastiqué notre lyophilisé du matin, pâtes jambon fromage. Dans l’étroite abside fermée, essayant de ne pas entrer dans la tente pour ne pas plus la mouiller, j’ai enfilé la combinaison de survie passant les poignets et le cou dans les tunnels de néoprène humide qui m’y isolent du dehors. Depuis trois mois, les odeurs s’y sont mélangées avec celles des uniques collant caleçon T-shirt que je porte chaque jour. Je m’y sens prisonnier et sais qu’à partir de cet instant je ne peux plus renoncer, il va falloir y aller.
En sortant enfin sous la pluie, je me suis dépêché pour ouvrir les sacs, restant plié pour me rattraper plus aisément en cas de chute sur ces pierres mouillées et recouvertes de mousse. Puis rapidement, nous avons replié la tente, essayant, dans un simulacre de pliage, de ne pas faire entrer en contact les parties extérieures des parties intérieures, l’ensemble se retrouvant finalement essoré dans l’étriqué sac de contention.
Puis ce fut l’acrobatie de la montée dans le kayak. L’ensemble du corps raide, on se précipite accroupi pour passer du rocher aux moules coupantes à l’espace qui nous est réservé dans le bateau où une scélérate vague a déposé une fine couche d’eau trempant siège et manchons.
Trois heures que je pagaie et la douleur quotidienne aux jambes ne se laisse toujours pas amadouer. Elle m’a pris dès la première demi-heure et je sais que seule la pause du soir la fera s’en aller. Des fesses aux genoux elle tire, parfois sous la jambe, parfois à l’intérieur, l’impression qu’elle prend le contrôle de mon corps et que je ne suis plus maître des mouvements de mes parties inférieures. Jambes ouvertes et légèrement repliées, poussant alternativement en rythme avec les bras, le dos droit. Je suis dans la position d’une grenouille pratiquant le vélo assis. Seuls le tronc et la tête dépassent de l’eau, mammifère marin hiératique à la posture démantibulée.

La côte ne nous propose aucun lieu d’arrêt et il est pourtant l’heure de manger nos céréales sinon l’eau du thermos sera froide plutôt que tiède. C’est en restant dans la position du batracien que nous nous résolvons à déjeuner accrochant rapidement une amarre à un tronc surplombant l’eau pour ne pas perdre du terrain sous l’effet du courant. En contemplant le gris du ciel bouché par des rideaux de pluie nous mâchons notre avoine.
Je suis maintenant résolu à me servir de la moindre irrégularité de la côte pour sortir de mon bateau, tirer sur mes jambes et assouvir une envie de plus en plus pressante.

16 heures, le soleil va se coucher dans moins d’une heure et nos yeux sont maintenant perpétuellement rivés sur la côte à la recherche d’un lieu où déployer la tente et monter nos kayaks hors de l’eau.
Enfin quelque chose apparaît. Une plage de gros cailloux où la marée ne semble qu’exceptionnellement atteindre le haut. Pendant une bonne demi-heure, nous allons réaliser un travail de terrassement pour créer un sol plat, déplaçant de gros cailloux avec les bras qui tirent de l’effort de la journée puis comblant les trous à l’aide de graviers que nous récoltons à genoux en pelletant avec les mains. Heureusement durant tout ce labeur la pluie a cessé, première fois de la journée.
Après les 17 milles parcourus aujourd’hui et la nuit tombée, nous nous décidons à nous offrir le réconfort d’un feu. Je longe le rivage à la recherche de bois, marchant maladroitement sur les gros galets glissants. Un tronc de bois flotté me semble tout à fait indiqué, en l’attaquant à coups de hache il devrait nous fournir du plus petit au plus gros morceau.
Levant mon arme, je m’apprête à donner le premier coup quand j’entends un petit sifflement. Étonné, je me mets à quatre pattes, genoux dans la boue pour regarder à l’intérieur du tronc évidé. Dans le faisceau de ma lampe une souris apparaît, elle ne semble même pas apeurée par ma présence.
C’est à ce moment que les gouttes se remettent à tomber : tant pis pour le feu, encore un que nous ne ferons pas ce soir. Je me redresse, las, laissant là le petit rongeur et retourne au campement épaules tombantes bras ballants tout en songeant que nous allons devoir mettre la nourriture à l’abri pour la nuit.
Le soir, je m’endors dans le bruit d’autoroute que font les bourrasques de vent et les cascades venant s’écraser sur le sol tous les 10 ou 15 mètres. C’est alors que cette unique rencontre de la journée me revient à l’esprit et je me demande finalement, qui, de nous deux, est le rat de l’autre ?

Ce texte fait suite à Le jugement et se poursuit par Au rendez-vous du ciel et de la mer.