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Extraits du carnet de voyage d’Inti (2)

(cet article est la suite de "Extraits du carnet de voyage d’Inti (1)")

Jour 10 : Nous avons enfin terminé le portage à travers les champignons géants, environ six kilomètres. A vrai dire, je ne sais pas si c’étaient des champignons géants. C’étaient comme des dômes rougeâtres d’environ cinquante centimètres de hauteur, de plusieurs mètres de diamètre et ayant la consistance d’une sorte de brioche. Ce n’est que le dernier jour du portage que nous avons constaté que la rivière au bord de laquelle nous avions dormi l’avant-veille permettait d’effectuer une bonne partie du trajet par voie fluviale… mais pas entièrement : elle est encombrée d’arbres morts, de plantes aquatiques, de petits marécages. Si les Indiens faisaient ce portage de Dynevor, il parait probable qu’ils devaient plus ou moins entretenir cette rivière. Mais vu les difficultés de progression que nous avons rencontrées, il est bien possible que nous ayons inventé ce portage, contre toute logique. Quoi qu’il en soit, ce portage n’a pas duré bien plus longtemps que qu’aurait représenté une navigation par le sud de la péninsule. Ce matin dans la neige j’ai vu des traces de ce que j’ai d’abord cru être celles d’un chien, avant de me raviser : il n’y a personne ici, ni hominidé ni canidé, ce devait être un puma. Ou un canard a coussinets, allez savoir.

Jour 11 : L’île sur laquelle nous bivouaquons (les îles présentent en général l’avantage d’être plus accessibles que les rivages continentaux) a tout de l’île paradisiaque, sauf la température. En franchissant cette satanée péninsule Dynevor nous avons brusquement changé de régime météorologique : désormais il ne cesse de pleuvoir ou de neiger, et les vents, bien que têtus dans leur régularité, sont moins violents. Les arbres sont moins tourmentés, moins “peignés” comme ils disent ici.

Jour 12 : Apres une longue journée de pagayage, nous sommes arrivés avec le couchant aux confins du Seno Skyring. Nous avions le choix entre nous arrêter et attendre le lendemain ou tenter le pari que je proposai. Il consistait à supposer que le passage vers le lac Muños Gamero, qui devait lui-même nous mener au Seno Obstruccion, se trouvait au fond de l’ultime canal du Skyring, le Canal Euston. C’est à la lumière de nos frontales que nous donnons nos derniers coups de pagaie. Et c’est à la même lumière que nous croyons distinguer une sorte de sentier humide et encombré de mousses, de troncs en décomposition, une sorte de trouée végétale baroque et inquiétante. Nous n’avons plus le choix, il faut y aller et c’est Alexandre qui s’y lance, rapidement avalé par la forêt. Vingt minutes plus tard il revient, ému et secoué par sa nocturne expérience sylvestre, mais nous avons eu raison. Ce soir nous dormons au bord d’un lac d’eau douce dont nous n’avons pu deviner l’ampleur que dans la pénombre. Demain il faudra porter no kayaks restés sur le canal Euston à travers le tunnel baroque.

Jour 13 : Aujourd’hui nous devions trouver le passage du lac vers le Seno Obstruccion, un long bras de mer qui doit nous ouvrir la voie de Puerto Natales. Les Indiens effectuaient ce trajet, nous l’avons lu dans “Les Nomades de la Mer” de José Emperaire qui avait lui-même recueilli l’information auprès des derniers indiens Kawesquars dans les années cinquante. Mais après avoir un peu exploré le lac où nous avons monté nos kayaks, nous n’avons trouvé qu’un semblant de sentier qui franchit un col… mais mène vers de l’eau douce. Les cartes sont fausses. Nous ne savons plus ou nous sommes, doutons même d’être sur le lac Muños Gamero. Nous savons encore moins ou aller. Faire passer nos kayaks par le nouveau chemin que nous avons trouvé pour explorer ce nouveau lac présente le risque de nous épuiser à un nouveau portage pour devoir ensuite le faire en sens inverse. Et nous ne sommes pas éternellement autonomes en nourriture. Ce soir ce lac me semble stérile et suffoquant. Nous faisons l’apprentissage d’une sensibilité, d’une acuité au milieu. Quand seule l’intuition permet finalement d’arracher une décision… je termine de rédiger ces quelques mots en faisant le parallèle avec l’acuité aux autres ; ce qui n’arrange rien, tellement je me sens parfois pataud à saisir l’univers d’autrui. Un instant je pense à sortir Spinoza du fond de son sac étanche mais les paupières flanchent, l’écriture se délite, demain…

Jour 14 : Journée faite d’incertitudes et de doutes. Nous avons finalement décidé d’explorer ce deuxième lac et avons donc passé nos kayaks, mais en laissant tout notre équipement. Ce n’est plus que la boussole qui nous guide, plein nord, toujours plein nord. Et au bout du lac, un improbable nouveau sentier qui après une rude montée et redescente (plus de vingt minutes à pied, sans aucun chargement), nous conduit a de l’eau salée. Nous goûtons l’eau comme le faisait Magellan lorsqu’il s’aventurait dans un estuaire ou une baie, pour savoir s’il s’agissait de la mer ou d’un fleuve. Et bien sur la comparaison est un peu idiote : nous goûtons l’eau comme le ferait quiconque voudrait savoir s’il s’agit de la mer ou non. Nous décidons de franchir ce nouveau sentier. Tout est si désert que c’est finalement la seule présence de ce semblant de sentier qui nous convainc que ce ne peut être que lui. Mais à vrai dire nous ne sommes même pas certains de distinguer des traces, même anciennes, d’entretien ou de passage. Doute. A coup de machette et de hache nous nous frayons un passage, les kayaks passeront demain. Nous nous posons sur une sorte de plateforme en bois, construite par des hommes (au moins cette certitude), au bord de l’eau salée. Mais nous sommes saisis de l’effroyable peur d’avoir, après tous ces efforts, tourné en rond et être revenus au Seno Skyring. Par téléphone satellite nous demandons à Yann Rochas s’il peut avoir une idée d’où nous sommes (en lui donnant nos latitudes et longitude) : pour lui, nous sommes au milieu des terres, pas au bord d’un bras de mer. Nous cherchons le Seno Obstruccion, et soit toutes les cartes sont fausses et nous nous sommes fourvoyés, soit elles sont fausses mais nous avons eu raison. J’ai l’impression que jusqu’à maintenant la Patagonie, pour nous laisser accéder à ce qu’elle est, ne nous laisse aucun répit. Il va pourtant falloir, parce que si bien je ne l’ai pas encore entamée, je n’ai qu’une seule et unique bouteille de Cognac.

Jour 15 : Ce matin nous avons fait passer nos kayaks par ce dernier sentier découvert hier. Suspendus en d’impossibles situations, ils sont fiers nos deux kayaks, “Nous ne sommes pas capitaines” et “Francisco Ascaso”. Harcelés par la végétation, les roches et la boue, ce sont de véritables stoïciens, indifférents aux passions, ces raisons égarées. En cela je n’aimerais pas leur ressembler, mais j’admire leur abnégation à supporter les harassants périples terrestres que nous leur imposons. Dans l’après-midi, pendant plus de trois heures de navigation sur l’eau salée que nous avons atteinte, nous n’arrivons pas encore à dire avec certitude que nous sommes sur le Seno Obstruccion. Fatigue ou réalité, tout nous parait ressembler à des parties du Seno Skyring que nous n’avions pas explorées lorsque nous avions tenté notre pari, l’avant-veille. Le soir pourtant, il fallait nous rendre à l’évidence, nous avions atteint le Seno Obstruccion. La joie que nous ressentons se mêle a l’infinie admiration de ces Indiens qui, un jour, découvrirent ces portages. Ce que nous avions pris pour des hirondelles sont en fait des perroquets, un peu plus grands que des perruches, vifs, beaux et bruyants. Nous recommençons à voir les oiseaux. Demain nous ferons route vers Puerto Natales.

Film "Portage"
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(la suite de cet article est "Extraits du carnet de voyage d’Inti (3)")