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21 mars 2009

A quoi sert l’échange ?


Une divagation d’Alexandre


Il y a environ deux ans, le projet Patagonia 2009 a pris forme, est devenu dicible. Un voyage en kayak, en Patagonie pacifique, à deux, associé à une volonté de partage, d’échange avec un auditoire le plus large possible.
Dès l’origine, la volonté était que l’un n’aille pas sans l’autre.

Il y a deux semaines, un mail tombe. Sylvie, professeur des écoles, aimerait intéresser ses élèves à Patagonia 2009, prétexte à un apprentissage large et varié.
Je l’avais rencontrée il y a 3 ans, à Buenos Aires. Elle avait mis, pendant deux ans, sa vie professionnelle entre parenthèses le temps de découvrir un continent où elle projetait certains de ses rêves.
Après cette expérience, je ne doutais pas de sa volonté pédagogique, créer un environnement propre à l’émancipation de ses élèves, plutôt qu’un sacerdoce ayant pour but unique la réalisation d’un programme, souvent, lénifiant.
Nos envies, les siennes, et, nous l’espérons, celles des enfants s’accordent. Le rapprochement s’effectue.

Jeudi 12 mars, 40 paires d’yeux sont braquées sur moi. Moi, ce n’est plus moi, c’est un autre. Inti n’a pas pu venir. Je suis à Bordeaux, école Dupaty, les deux classes de CM2 se sont regroupées. Moment d’angoisse. Arrêtez de me regarder, de tant attendre de ces quelques heures que nous allons passer ensemble.
Ils n’entendent pas mes hurlements intérieurs, ou s’en moque, je ne sais. En de nombreuses occasions, j’ai eu à prendre la parole devant assemblée plus nombreuse, plus belliqueuse, jamais la peur ne m’avait saisie. Alors, un seul remède, je ne suis plus moi, je sors de mon corps et le laisse en pâture, celui-là qui n’est plus moi. Je me cache derrière Domitille, la collègue de Sylvie, qui elle, vicieuse stratège, s’est glissée dans la classe, entre deux élèves, impossible de m’en servir comme bouclier.
J’ai peur de ne pas être à la hauteur. Comment peut-on accepter décevoir l’attente d’un enfant ? Mon absence d’expérience m’est flagrante. Je ne suis pas père.
La séance commence. Les premières questions, je cherche le rythme. Soudain, Domitille pose une question !, mon rempart devient assaillant tandis que Sylvie reste cachée tout là-bas, derrière 80 yeux. Mais elles ne sont qu’adultes, je connais, aucune peur de décevoir, l’occasion de réintégrer l’Alexandre guignolesque sur son estrade.
Questions, réponses.
Questions, réponses, questions, réponses.
Encore questions, encore réponses.
Une heure trente après, le ping-pong continue. Je n’ai pas envie que cela cesse, eux non plus apparemment, la récré approche, il est temps de calmer l’excitation. C’est ça être prof, prévenir. Un métier.
Pendant que chacun cavale autour des arbres ombrageant la cour, nous discutons de la suite à donner à cette journée.
Sonnerie. Il est temps pour moi de repasser sous la banderole de l’entrée : « Élèves en danger ! Non ! Réagissons ! ».

Lors d’une interview, une discussion, le même jeu se met en place. Je réponds aux projections que se font mes interlocuteurs sur l’expédition qui va se dérouler. Expédition qui n’est d’ailleurs encore pour moi que projection, puisque non réalisée.
Eux comparent mes réponses à leur imagination, moi essaye de réaliser le film qu’ils se sont tournés de notre future aventure.
Deux résultats à ces échanges.
Le premier est le plaisir de recevoir l’émotion dégagée par mes interlocuteurs, sourire, emballement, excitation. Dans quelques semaines, nous allons partir en Patagonie, eux non, mais ils nous accompagnent déjà. Les rêves enfouis renaissent, reviennent en mémoire, témoins fugaces d’un réveil des émotions.
Le second est l’enrichissement de mes propres réflexions portant sur mes envies, mes actes au regard de la projection qui en est faite. Un miroir déformant me renvoyant, par voies détournées, la conséquence de mes actions. Révélateur, enrichissant, instructif.
Jouer cette partie avec des enfants, rend le premier résultat plus périlleux mais plus fort, avec la certitude d’absence de calcul. Le second, plus intense si l’on accepte que la naïveté peut n’être qu’expression de vérité encore plus essentielle. Le décryptage réclame une conceptualisation plus grande, plus philosophique même, et, par conséquent, remet en cause l’origine même de mes actes.
Une après-midi à passer aux cribles de mes certitudes.

Comprendre mes propres actes, c’est définir petit à petit la recette qui me mène au bonheur. Le bonheur, c’est ces moments fugaces et rares où les émotions positives me submergent. Mes capacités de réflexions, ma raison perd alors pied. Des émotions incontrôlables qui me projettent dans un état euphorique. Aucune possibilité de fournir un effort, aucune possibilité d’orienter mes sentiments. Est-ce cela le bonheur ? Je le crois pour moi.
Pour rester en Patagonie :
– Percher sur un camion lancé à vive allure sur la piste traversant le parc Pumalin. Je pleure devant ce que je vois. Une nature de l’origine des âges.
– Un soir, seul, en hiver, au pied des cheminées de Torres del Paine, l’essoufflement survient. Halètements, je ne contrôle plus ma respiration, trop de sentiments, je ne sais plus les gérer.
Mais c’est aussi, plus proche de nous :
– Une entrée dans le port de Bonneuil en kayak, quand le ciel commence à rougeoyer, sur la Marne, en banlieue parisienne, un soir de novembre. Mes bras s’arrêtent, mes muscles ne me répondent plus, je suis submergé.

Trouverais-je la recette de ce bonheur par le truchement d’expéditions et leur partage ? Rien n’est moins sûr. La recherche de cette recette ne serait-elle pas plus jouissive qu’une prétendue découverte ? Certainement.
Mais 40 paires d’yeux où une lueur luit, n’est-il pas un de ces moments ?
La recherche est la découverte, la découverte est la recherche, éternelle question.
Est-ce la quête le plus important ou son aboutissement ?