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Extraits du carnet de voyage d’Inti (4)

Dicté par téléphone satellite

(cet article est la suite de "Extraits du carnet de voyage d’Inti (3)")

Jour 29

Nouveau départ, nous reprenons la mer. Nos kayaks sont chargés de 45 jours de vivres et nous sommes accompagnés par Jose et Cote. Deux guides qui voulaient pagayer pour eux, hors saison. Ils devraient faire route avec nous pendant deux jours. Ce soir, nous dormons à l’Estancia Mercedes. Au terme de huit heures de navigation, 18 miles nautiques. Chaleureusement accueilli je me demande une nouvelle fois si le lit chaud, la viande et le vin offert ont besoin de ce voyage pour prendre une telle saveur.
Encore un départ, je ne les aime toujours pas.

Jour 30

La journée a commencé dans le brouillard complet, navigation au compas et au GPS. Puis s’est présentée l’Angostura White. L’un des deux uniques passages qui permet à l’océan, au grès des marées, de remplir et de vider le golfe Almirante Montt. Trois passages, l’un de 80 mètres et deux autres d’une quinzaine de mètres. Résultat, des courants de 6 à 10 nœuds (11 à 18 km/h). Nous y sommes arrivés aux pires heures de la marée. Le spectacle était celui d’un fleuve en furie, infranchissable. Derrière les îles qui forment le passage, d’énormes tourbillons se formaient, franchement inquiétants pour moi qui redoute être dans l’eau. Attendre l’étale, et vers 17 heures (nos tables de marées n’ont pas menti) nous avons franchi le passage transfiguré par le calme. Brouillard et marées intenses, j’ai l’impression qu’aujourd’hui commence un autre périple, plus maritime.

Jour 31

Ce soir nous sommes sortis du Canal Santa Maria, et nous bivouaquons dans une petite baie que nous avait indiquée un pécheur de Puerto Natales, Raul Cardenas Velasquez. J’ai remarqué un petit oiseau qui marchait sur les algues flottantes. En existent-ils qui ont la même pratique sur les côtes de France où je vais de temps en temps ? Je ne sais pas. Et je ne suis pas certain d’observer les oiseaux, et le monde en général, avec autant d’acuité que je ne le fais en voyage lointain.

Loin de chez soi l’intérêt que l’on porte aux choses, souvent nouvelles, est accru : on voyage pour suivre cet intérêt. Mais il est une raison qui nous est extérieure, qui nous détermine. C’est l’unicité des moments vécus. Dans mon environnement quotidien, consciemment ou non, le sentiment de familiarité crée l’illusion que ce qui n’est pas observé, fait ou découvert aujourd’hui, pourra l’être demain. Pas en voyage, où chaque instant porte l’empreinte de l’irréversible et donc de l’unicité qu’il faut saisir à bras le corps. Faute de temps.

Jour 32

Au réveil, le Paso Morla Vicuña, était couvert de moutons et parcouru de vents tourbillonnants qui s’élèvent en petites tornades. Lorsque l’un d’entre eux a touché notre tente elle s’en est trouvée à moitié arrachée, une sardine projetée à 15 mètres. Navigation impossible, nous restons sous la tente. Il pleut sans discontinuer depuis 12 heures, je persévère dans l’être avec ce bon vieux Spinoza.

Jour 33

Nous bivouaquons dans la même petite baie. Ce matin nous avons tenté une sortie, mais nous faire secouer dans un de ces vents tourbillonnants (un de ces redoutés « Williwaws ») nous a dissuadé de poursuivre jusqu’au Canal Union. Yann, qui nous avait prévenu de ce coup de vent a encore une fois vu juste. Nous voici revenus tenir compagnie à l’oiseau qui marche sur les algues. Deux canards sont venus compatir à notre escale forcée, de ceux-là dont j’ai déjà parlé, qui courent sur l’eau et ne savent pas voler. J’ai appris leur nom : Pato-vapor, Canard-Vapeur. Il pleut sans discontinuer depuis plus de 30 heures. En me palpant sous les aisselles, je crois que des branchies sont en train d’apparaître.

Jour 34

Dialogue en VHF avec un pécheur dans le Paso Morna Vicuña :
 - Bateau bleu et blanc, ici l’expédition kayak à terre à votre babord, cambio.
 - Oui, on écoute, cambio.
 - Juste une question : comment est le temps dans le Canal Union ? Cambio.
 - Il est très mauvais, très mauvais, cambio.
 - Ok, merci beaucoup, à bientôt, cambio y fuera.

Cet échange résume notre situation, troisième jour d’attente au même endroit.

Jour 35

Bivouac au même endroit pour cause de tempête. Journée consacrée à formaliser le rapport que l’être humain entretien avec le caractère irréversible du temps, et l’illusion de sa nature cyclique. Inachevé, pourvu que la tempête dure encore un peu.

Jour 36

C’est une plage d’environ cent-cinquante mètres, encadrée de deux petites rivières qui coulent au pied des monts qui nous entourent. Vers le nord (inaudible) je (inaudible) s’entrouvre entièrement, laisse place à un épais et humide capharnaüm végétal qui commence à monter en pente douce et finit où débutent les à-pics rocheux. C’est là, à quelques pas de la plage, que nous bivouaquons depuis cinq jours. Face à nous, le Paso Morla Vicuña, qui joint le Canal Kirke au Canal Montaña, puis au Canal Union. Le long du massif d’en face tombent d’impressionnants torrents qui paraissent jaillir des cimes. L’endroit sert de port où les pécheurs viennent passer la nuit, blottis contre la falaise qui ferme notre petite baie à droite. La nuit dernière une souris a voulu se joindre à l’expédition en perçant la tente… Ce soir les vents mollissent. Demain à l’aube, nous repartons.

(la suite de cet article est "Extraits du carnet de voyage d’Inti (5)")