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Extraits du carnet de voyage d’Inti (7)

(cet article est la suite de "Extraits du carnet de voyage d’Inti (6)")

Jour 61
Nous avons quitté Puerto Eden vers 12h30, pour nous trouver à un horaire acceptable à l’Angostura Inglesa. Ce passage d‘une centaine de mètres de large est du même type que l’Angostura White que nous avions passée plus au sud. Il pulse au gré des marées et son étroitesse suscite de très forts courants. Les tourbillons y sont cependant moins grands que dans White ou Kirke. Impressionnant tout de même. Alors que nous avancions, portés par le jusant (marée descendante) une forme en triangle, faite d’eau qui semblait frémir s’avança vers nous. Dès que nous fumes sur elle, des tourbillons apparurent, le genre de phénomène qui réveille les obscures craintes sur ce qui se passe sous l’eau, lorsqu’on est sur l’eau. Bien content d’en avoir fini avec cette frontière naturelle, d’avoir dépassé le Cotopaxi, ce grand bateau échoué au milieu du Messier et qui semble encore naviguer. Du fond de notre campement le long du canal Messier, dans la Bahia Liberta, me vient un besoin d’horizon. Je commence à avoir hâte de voir le Golfo de Penas. Dans les canaux, où que porte le regard, ce ne sont que montagnes. L’ailleurs n’est pas de ce monde, ici.

Jour 62
Les cartes marines de la région, dès que l’on s’écarte des grands axes de navigation, sont souvent soit imprécises, soit vraiment fausses. Une baie sera beaucoup plus prononcée dans la réalité que sur la carte, telle île n’en sera une qu’à marée basse, telle autre ne figure pas sur la carte… Lorsque nous nous sommes engagés dans le Seno Tempanos, le soleil était déjà déclinant. Nous savions que quelque part au bout de ce fjord, à gauche du glacier, il y avait des gens. Essayer de se repérer dans l’obscurité avec des cartes fausses et en esquivant des icebergs (« tempano » signifie iceberg en espagnol) fut notre épreuve pour rejoindre ces gens.
« Je dois avoir des hallucinations, mais je sens une odeur de bois brûlé, de chauffage… ». « Alors j’en ai aussi » me répond Alex. Nous passons une pointe et apparaissent les faibles lumières de la maison que nous cherchions. 11h de kayaks et 28 milles parcourues (50 Km).

Jours 63 à 65
Naviguer, c’est être à l’interface. Une trace, un sillage qui s’efface, des eaux vivantes et mouvantes qui changent de forme, de couleur et d’humeur. C’est en naviguant que nos ancêtres ont fait de la terre notre grande maison commune. A l’orée du ciel, de l’eau et des côtes, chaque brise de vent m’a toujours paru rejouer le destin de l’humanité. Un glacier, quelque esthétique que puisse être l’objet, c’est de l’eau morte. Congelée, solide, stérile, extra-humaine. Il ne bouge que de l’inertie de sa propre accumulation, comme tombent ou poussent les cheveux. Alors après le Pio XI, aller voir un autre glacier... plutôt aller bouffer de l’embrun frais. Oui mais voila, cette fois nous étions invités à un refuge de gardes-champêtres qui se trouve au pied du glacier Tempanos. Nous avons honoré l’invitation et y avons passé trois délicieuses journées. Leur boulot consiste à préserver et observer les huemules, des sortes de petits cervidés très beaux, calmes, dociles et avenants. Nos hôtes, Hector et Victor parlant parfaitement le huemul ont fait les présentations. Ils nous ont aussi emmené voir, à une douzaine de kilomètres de marche entre tourbe, collines et marécages, le squelette d’un lac. Il y a trois ans, personne ne sait exactement quand et encore moins comment, un immense lac s’est soudainement vidé. Disparu. N’en reste que la coquille, spectacle lunaire saisissant. En une brutale discontinuité, des milliers et des milliers de mètres cubes d’eau ont coulé quelque part. A l’occasion de notre visite (seules une vingtaine de personnes y sont allés depuis l’événement), les gardes-champêtres ont remarqué qu’il semblait commencer à se remplir de nouveau. Voir cet immense cratère me ramène à la flèche du temps. Si la mesure du temps est bien une fiction humaine, son écoulement, lui, a bien un sens absolu. Parce que certaines choses arrivent dans un certain ordre et jamais dans l’ordre inverse. Parce que ce lac s’est vidé en quelques jours, alors qu’il ne pourrait jamais se remplir aussi vite. Il faudra des années. L’irréversibilité du phénomène marque le sens du temps, sa flèche. Le sens de la notre était de repartir, cap sur Tortel.

Jour 66
En repartant du refuge des gardes-champêtres nous avons du jouer les brises-glace : une fine couche de glace et de neige mêlée obstruait en partie le fond du Seno Tempanos. Depuis le début de notre expédition il ne s’est pas passé un jour sans que nous ne soyons survolés par des cormorans à la poitrine blanche. Solitaires, ils flottent ça et là, plongeant de temps à autre pour attraper quelque poisson. Sur les côtes européennes, il est courant de voir les cormorans se sécher au soleil. Vu comme il pleut ici, les cormorans patagons doivent être un peu plus étanches. Les canards-vapeurs (des « quetros »), ces canards qui ne savent pas voler et courent sur l’eau, nous en croisons aussi beaucoup. Eux sont toujours en couple. A Puerto Eden, Juan Carlos Tonko nous avait raconté que les indiens Kawesqars croyaient que les morts s’en allaient vivre en haute mer, dans le Pacifique, et que de temps en temps ils revenaient sous la forme d’animaux, s’approchant des vivants. Il était tabou de chasser ces animaux, comme les phoques qui viennent souvent jouer autour des embarcations.

Jour 67
Depuis que nous avons passé l’Angostura Inglesa, les endroits ou bivouaquer se font très rares. La plupart des rivages sont des à-pics inaccessibles. Ce soir, comme hier soir, nous dormons là ou la marée pourrait nous prendre, sur une minuscule plage. Réveil positionné à 4h et 5h30 pour regarder où en est la montante. Aujourd’hui nous avons de nouveau navigué sur le Canal Messier qui, comme les gens de Puerto Eden nous l’avaient prédit, s’est montré agité et éreintant.
Rien ne m’est plus étranger que la recherche de situations risquées, la mise en danger volontaire pour la recherche d’adrénaline ou je ne sais quelle autre invention du monde de « l’extrême ». Je considère simplement que la notion de sécurité, comme celle d’insécurité, ne devraient pas comprendre de notion morale. Sécurité et insécurité ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi, malgré ce que les « gouvernements par la peur » veulent nous inculquer. Gérer une sécurité, c’est gérer des risques, c’est-à-dire les évaluer et décider, prendre des mesures. Gérer des risques, ça peut être décider, comme c’est notre cas, que les seuls biens qui méritent protection ne sont pas ceux que nous possédons, mais ceux qui nous sont utiles… Dans le cas de notre expédition, les risques que nous prenons sont, à mon sens, des impondérables pour vivre ce que nous voulons vivre, comme la rencontre avec l’inconnu, le blanc des cartes ou les hommes qui travaillent au fin fond des canaux. Prendre des risques n’est pour moi qu’une conséquence - jamais une fin - dont la vertu, au delà de ce qu’ils permettent, ne tient pas au fait qu’ils soient des risques mais plutôt qu’ils nous obligent à les gérer. En cela, on se réaproprie le cours de sa propre vie, c’est-à-dire qu’on œuvre à se défaire d’une certaine aliénation (définie comme une perte de contrôle sur ce que l’on fait, ce que l’on vit). Sans risques, pas de vie, ici comme en ville.

Jour 68
Avons parcouru plus de 15 milles nautiques en 7h, contre vents et courants. Exceptionnellement nous avons fait de l’est… il y a eu un exceptionnel vent d’est. Nous nous dirigeons vers l’Isthme Indien (« Istmo Indios »). Il pleut depuis trois jours, l’humidité est dévastatrice. Il faut se représenter la chose de la façon suivante : la pluie ne cesse pas un instant de toute la journée, le visage et les mains sont constamment mouillés ; le soir, on se change en mettant des vêtements qui n’ont pas séchés de la veille ; la tente est trempée, il faut éponger des flaques au sol ; dès que nous y entrons, quelles que soient les ouvertures que nous laissons, la condensation génère des gouttes qui coulent le long des parois ; le duvet est humide ; toucher quoi que ce soit signifie se mouiller ; les mains sont blanches et les premières couches de peau se délitent ; les gouttent ne cessent de tambouriner sur le toit de la tente. A force, c’est un peu usant tout de même.

Jour 69
A Paris, lorsque nous avions planifié notre parcours, nous avions vu sur la carte un endroit appelé « Istmo Indios », vers lequel nous avions décidé d’orienter notre navigation. Notre logique avait été la suivante : si les cartographes ou marins ont donné ce nom a cet endroit, c’est probablement que les indiens franchissaient cet isthme. De fait, faire l’hypothèse d’un portage possible à cet endroit nous évitait d’envisager un long détour vers l’ouest pour rallier Tortel depuis Puerto Eden. Aujourd’hui, parvenus à cet endroit identifié sur la carte, nous avons fait cap vers l’endroit qui nous a semblé le plus bas, là ou les montagnes s’affaissent presque au niveau de l’eau. Et avons trouvé l’entrée d’un portage. Par la force d’un nom, nous voici tirant de nouveau nos kayaks à travers un chemin ressemblant à celui que nous avions emprunté entre le Seno Skyring et le Seno Obstruccion, bien plus au sud. A nouveau, nous franchissons une impressionnante cathédrale végétale, foulant des rondins dont certains, ont nous l’a affirmé, remontent aux migrations des indiens.

Jour 70
Après avoir remonté le Brazo Terminus et l’Estero Nef, nous dormons ce soir sur une grande pierre plate, sur le Canal Baker. Sixième jour de pluie, cela commence à être franchement pénible.

Jour 71
Courte journée de navigation, parce que nous avons trouvé une belle plage ou camper et que Tortel est a portée de pagaie pour demain. Depuis que nous avons passé l’Angostura Inglesa, la végétation a commencé à changer. Plus au sud, les arbres étaient surtout des coigües, des cyprès, des tépus, des canelos. Ici ont commencé à apparaître de grands et hauts arbres dont je ne sais pas encore le nom. Il y a aussi des fougères géantes, des sortes de palmiers du froid, des bambous…
Mais mes activités de naturaliste dilettante me distraient à peine de cette putain de saloperie de pluie d’enfoiré de merde. Excusez la grossièreté, mais au septième jour de pluie quasiment ininterrompue on se prend à imaginer que l’insulte peut avoir quelque vertu de sorcellerie qui la ferait cesser.

Jour 72
C’est un jour magnifique qui s’est levé ce matin. Pas un nuage, très peu de vent, pression atmosphérique élevée, bonne humeur et étonnement quant à mes pouvoirs de sorcier grossier. Il faisait même chaud, lunettes de soleil et crème solaire. Les premiers mauvais signes sont apparus dans le Canal Troya, après la Pointe Paris. D’incongrues rafales de vent d’est dégringolant des sommets du flanc est du canal orienté nord-sud. Ensuite, jusqu’à la Pointe Bella, nous avons lutté pied à pied contre ce vent d’est qui s’était bien établi et des creux qui dépassaient souvent le mètre. Il fallait tirer sur les bras, et avec les hanches et les cuisses gérer l’assiette du bateau. Lorsque nous passions devant des falaises, les vagues se transformaient en gerbes d’eau qui hérissaient la mer. Les paquets de mer que l’on recevait de temps en temps en pleine figure me donnaient l’impression que quelqu’un me lançait de véritables seaux d’eau au visage. Mais c’était une bonne navigation. Puis, à quelques centaines de mètres de nous ont commencé à apparaître des williwaws, ces impressionnantes rafales de vents tourbillonnants. Nous avons du renoncer à doubler cette Pointe Bella. A cinq milles nautiques de Tortel. La Patagonie est une contrée sans répit.

Jour 73
Malgré les rudes conditions qui ont continué à régner aujourd’hui, vers 13h nous avons décidé de repartir. La Pointe Bella se refusait toujours, alors nous avons tenté une autre route, en contournant une île par l’ouest. A nouveau vent impressionnant, houle désordonnée et williwaws menaçants. A un moment, je hurle à Alexandre « une caillasse ! ». Il ne m’entend pas, et ne semble pas avoir vu le rocher affleurant au gré des vagues qui viennent s’y briser, droit devant lui. Lorsqu’il le voit, il l’esquive en un énergique coup de pagaie… las, une grosse vague vient l’y déposer. Je le vois déjà nager. Mais non, sans répit, la Patagonie offre aussi des secondes chances : une autre vague le reprend et le retire du rocher. Vague sensation que nous sommes des bouchons de liège. Nous continuons et parvenons à traverser un court canal pour arriver sur une grande plage de sable fin, sur le continent. Tortel est là, a quelques encablures, mais nous ne pouvons remonter ce vent d’est établi a 30 nœuds, rafale mesurée a 44 nœuds. Nous irons a pied. Encore une bien bonne journée de navigation.
Le jour déclinait et le vent nous empêchait toute progression vers le village. Nous avons donc solidement amarré nos kayaks et sommes partis, sacs au dos, vers les lumières et leurs promesses de bien-être. Hélas, nous avions atterris en plein delta du grand Rio Baker, impossible de franchir le dernier bras qui nous séparait de la civilisation.. Nous nous sommes alors résignés à passer une nouvelle nuit sous la tente. Mais dans l’obscurité, nous n’avons pas retrouvé nos kayaks, perdus quelque part dans le delta. Et avons gagné une nuit à la belle étoile, nos oreilles étirées par le vent de la journée en guise de tente. Il faisait frais, mais heureusement, nous avions 150g de raisins secs pour le dîner et le petit déjeuner du lendemain.

Jour 74
Ce matin, nous devions retrouver nos kayaks. Le vent était tombé, il faisait grand soleil... mais la marée était haute. Les petits ruisseaux boueux de la veille étaient devenus de belles rivières d’eau glacée. Il nous faudra nous y enfoncer jusqu’à la poitrine pour rejoindre nos bateaux paresseusement avachis sur leurs quelques mètres carrés de sable encore émergé. Perdre nos bateaux à terre, notre imagination pourtant délurée ne l’avait pas envisagé... Nous pouvions alors arriver à Tortel, dernière halte avant l’étape finale de notre expédition.

(la suite de cet article est "Extraits du carnet de voyage d’Inti (8)")