français   deutsch   english
Accueil du site > Carnets > Au rendez-vous du ciel et de la mer

Au rendez-vous du ciel et de la mer

Une note d’Alexandre

Mardi 28 juillet, nous quittons un port pour la quatrième fois du voyage, Tortel après Punta Arenas, Natales et Eden. Ce départ revêt un caractère particulier car il est censé être le dernier de l’expédition, particulier également car il a lieu sous le soleil après une semaine torteline où le baromètre a atteint les 1029 hPa et alors qu’aucun nuage n’est en vue. Détendu et confiant, je suis tout de même étonné par la rapidité avec laquelle je me replonge dans notre nomade quotidien. Après seulement quelques heures de navigation les douleurs aux jambes réapparaissent et je me surprends à scruter la côte à la recherche des zones où le campement serait possible, à sentir les variations de vent et prévoir les changements de directions des vagues.
Mercredi passe et jeudi après-midi arrive. Trois jours de navigation plein ouest où le vent nous a mollement poussés car exceptionnellement il n’a cessé de souffler d’est. Chaque nouveau paysage, dévoilé par un coude du canal ou le passage d’une île, n’a fait que rivaliser de beauté avec le précédent. Je suis subjugué par ces lieux. Le monde des canaux possède un panel de décors impressionnant qui fait voyager les rares visiteurs de sommets enneigés à la mer, d’assourdissantes cascades à d’envahissantes forêts, de la neige, de l’écume, du soleil et du vent. L’effort physique que nous réalisons est largement récompensé par ces moments de plénitude.
16h jeudi et nous sommes à portée d’un groupe d’îles derrière lequel nous savons le canal Baker s’ouvrir directement sur l’océan. Nous coupons entre deux de ces bouts de terres émergés. Le passage est étroit de quelques mètres et nous dérangeons, en nous en excusant, deux phoques en train de s’ébattre. Le temps de passer et je relève la tête.
Tout pourrait s’arrêter là. Sur notre droite, la côte devient rectiligne, sans détour jusqu’à l’Ouest. Sur notre arrière, de superbes montagnes enneigées, hautes et abruptes, un condensé de ce que nous offrent les canaux depuis trois mois. Au-devant sur notre gauche, un chapelet d’îles aux silhouettes océaniques. L’odeur a changé et est immédiatement reconnaissable, il n’y a plus de vagues mais une molle houle, des algues légèrement différentes. Les deux têtes des mammifères marins sont restées là, curieuses, à nous regarder regarder, l’Ouest.

L’horizon s’étend devant nous. Sans fin. C’est la première fois depuis que nous sommes en terres patagonnes que nous voyons le ciel rejoindre la mer au loin. Une perspective aux limites infinies que l’heure de la journée et le soleil embellissent. Le ciel bleu, au-dessus de nos têtes, glisse jusqu’à l’orange, strié, tout au bout, là-bas, là où la mer lui a donné rendez-vous.
Le Golfe des Peines s’ouvre devant nous, nous venons de traverser les canaux patagons, l’émotion m’envahit. Pagaie posée sur le bateau, bouche ouverte, je contemple. Je ne m’étais pas préparé à cette vision. La traversée que nous réalisons depuis des mois prend soudainement toute son ampleur, son sens. Nous étions entrés dans les canaux de Patagonie par une des deux uniques portes maritimes sud lors de notre navigation dans le Skyring, il y a déjà 3 mois, et nous venons cet après-midi-là, jeudi 30 juillet, d’atteindre la seule porte de sortie maritime nord, le Golfe des Peines. Plus haut, après le Golfe, les canaux reprennent mais se divisent alors en archipel d’îles bien distinctes les uns des autres, ce ne sont plus les canaux, mais des canaux.
Après quelques minutes, il faut tout de même s’arracher à cette contemplation béate. Nous sommes loin d’une zone de campement possible et le soleil se couche. Il nous faut nous y remettre.

Le soir, en mangeant notre repas devant ce spectacle dont je ne peux me lasser, je ne savais pas encore que cette apparition serait l’image de fin de la première expédition Patagonia 2009.
Finir par un tel souffle émotionnel est une belle fin pour cette première expédition. J’en goûte encore toute la saveur et suppose que sa douceur me restera encore longtemps en bouche.

Alexandre.

Post-scriptum parce qu’il en faut bien un.
Bien sûr cette histoire racontée ainsi est un joli conte. Bien sûr nous souhaitions finir cette expédition dans le port de Coyhaique, Puerto Chacabucco. Bien sûr cette pirouette d’écriture justifie bien des choses.
Et si les pirouettes étaient vraies. Et si les souhaits ne devaient pas toujours se réaliser. Et si les récits ne s’écrivaient qu’a posteriori. Et si…
Et s’il y avait une seconde expédition Patagonia 2009. Et si celle-ci commençait le vendredi 31 juillet au matin pour s’achever à nouveau à Tortel le dimanche 16 août.

Ce texte fait suite à Faits comme des rats et se poursuit par Une boucle pour mes peines.