français   deutsch   english
Accueil du site > Carnets > Rencontres

Rencontres

une note d’Inti

Infos techniques :
Dimanche 12 - 8h, avion pour Buenos Aires, escale à Franckfort - 19h, heure locale, arrivée à Buenos Aires - 16h de voyage, récupéré 2 bagages sur 4 à l'aéroport
Lundi 13 - Récupération des 2 bagages restés à Franckfort - Grand soleil, chaleur quelque peu étouffante - Chaleureusement accueillis et nourris
Mardi 14 - Confirmation que les kayaks sont arrivés à Valparaiso - 20h30 départ en car pour Rio Gallegos
Jeudi 16 - 9h30, arrivée à Rio Gallegos - 37h de car - 12h, départ en car pour Punta Arenas - 16h, heure locale, arrivée à Punta Arenas - 5h de car - Enfin le Grand Sud - On attend les kayaks.

13 avril 2009

La Boca, quartier portuaire de Buenos Aires. Coup de téléphone à mon père qui, lorsque je lui dis où je suis, me répond : « Alors je parle chez moi ! ». La ville de marins est là, sur Almirante Brown, dans un magasin d’articles de marine dans lequel nous entrons à la recherche d’improbables sacs étanches. Au creux de la « Vuelta de Rocha », là où la Boca s’ouvre sur le fleuve, nous passons devant ce que je sais être un atelier de mécanique, j’en avais écrit une nouvelle, La Boca. L’endroit est fermé par un lourd rideau métallique. Le Riachuelo est envasé, les dockers ont cédé la place à des touristes déçus de croiser des touristes. Des chiens errants se battent sans cesse, mais ne semblent plus trop savoir pourquoi. D’étranges bateaux à roues paraissent essayer de nettoyer le fleuve. Le musée Quinquela Martin est fermé, celle avec lequel je l’ai connu me manque.

Remonter en ville, retrouver le Parque Lezama. Je repense à l’atelier de mécanique, nous approchons de l’endroit où, la dernière fois, j’ai retrouvé son propriétaire.

Le bar s’appelle « El Britanico ». En général, s’il n’est pas là, il est en face, « El Hipopotamo » s’appelle ce bar d’outre-rue.

Le vieux est là, au même endroit qu’il y a six ans. « Puchero », ami de mon père maigre comme une clé anglaise, anarchiste de 80 ans, discute avec un autre homme. Par la fenêtre je lui prends le bras, me rappelle à lui. Nous nous asseyons, nous touchons et commençons à parler, plaisanter, donner quelques nouvelles des absents et rire de ce qu’il faut. Il dit l’absurdité du futur, la seule réalité du présent. Il dit la nécessité d’agir sans attendre en retour. Il dit l’éthique de la vie intense et risquée. Il dit le bonheur d’aller voir le monde, pour le seul plaisir. Il fait du bien, du haut de ses huit décennies, à quelques jours du départ de notre expédition. Il est de ceux, rares, qui ne demandent pas pourquoi. Ou plutôt qui comprennent, en chair et os, notre désir de curiosité.

En nous séparant, comme la dernière fois, il nous emmène vers le coffre de sa voiture. Il en sort des livres, et encore des livres, des éditions libertaires, dont une traduction du Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Hasta pronto, compañero Puchero.

16 avril 2009

Je suis dans le car qui nous emmène de Rio Gallegos à Punta Arenas. Bien sûr, par la fenêtre, le paysage est beau. Fascinant sans doute. Mais la passivité du spectateur sur siège monté sur ressorts m’en éloigne. Les endroits se font, se travaillent, se soufflent ; ils ne sont pas faits pour défiler à travers les douteuses vitres d’un car, fut-il du bout du monde. Je ferme les yeux et somnole. Soudain une clarté m’éveille. Il est là, sa lumière m’éblouit littéralement. Le Détroit de Magellan. Le car n’existe plus. Le Détroit est si grand – c’est notre première rencontre – que je ne me déplace plus. Lui non plus ne bouge pas, il s’est fait d’huile, aujourd’hui. Des risées. Seules quelques risées le font un peu sourire. Un grand ciel bleu l’accompagne. Au loin se dessine la silhouette d’un navire gazier. Tout près, sur ce qui est déjà ma rive du Détroit – appropriation, impression de faire corps – « Amadeo » le vieux cargo échoué et rouillé me dit le Magellan courroucé. Mais au-delà de ses couleurs, des lignes incertaines de la Terre de Feu, de l’autre coté, au-delà des arbres peignés par des vents que l’on devine rudes, au-delà… Là, juste là, deux océans se joignent ; là, l’humanité a définitivement enserré la Terre dans ses bras. Certes, il y a « Amadeo ». Mais le cimetière des bateaux dont on a oublié le nom est plus au sud, près du Cap Horn. Ici, ce matin, le Détroit est doux. Je pose ma main sur les vitres, il est mien.

17 avril 2009

Le monde ne se découvre pas, il se construit. Voir le monde avons-nous dit ailleurs, euphémisme simplificateur. Aujourd’hui, en allant au cimetière de Punta Arenas, nous cherchons l’endroit où repose Antonio Soto. Parce que c’est bien par l’acuité au monde que commence sa construction. Soto a été l’un des leaders des plus grandes grèves qu’ait connue la Patagonie. C’était en 1921-1922. Les ouvriers agricoles réclamaient des matelas au lieu de paillasses, des salaires minimums, la reconnaissance de leur humanité, des choses simples et essentielles. Mais ils portaient aussi en Patagonie des idéaux d’émancipation, des utopies libertaires que les propriétaires d’estancias ne pouvaient tolérer. Les « peons » gagnèrent la première grève ; les accords signés ne furent pas respectés. Les moutons devaient continuer à être tondus par des semis esclaves. Il y eut une seconde grève. Seconde et non deuxième. L’État, cette fois, ne la tolèrerait pas : l’armée intervint et des centaines d’hommes furent fusillés sommairement par une république qui venait à peine d’abolir la peine de mort. Antonio Soto ne voulait pas se rendre, « ils nous extermineront tous ! ». Lui et quelques autres traversèrent la frontière et survécurent. Les autres nourrissent la pampa de leur sang. La Patagonie est aussi tragique. Fidèle en son cimetière, Soto n’est soutenu que par les mots affectueux de sa femme et de ses enfants, sans aucune bondieuserie. Il est mort à Punta Arenas en 1963. Puchero ou mon père ont pu le croiser. Nous l’avons croisé.