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Inti Salas Rossenbach

Saint-Malo, 7 et 8 juin 2008

Samedi 7 juin 2008

Réveil très matinal, la marée n’attend pas. Nous sommes arrivés la nuit précédente à La Richardais, petit village contigu à Dinard, juste derrière le barrage de la Rance.

Nous sommes onze ; la plupart ont une solide expérience en kayak de rivière. Notre hôte, Michel, est lui un marin d’expérience. Alexandre et moi poursuivons notre préparation au kayak en mer.

Ce matin, donc, après avoir à nouveau constaté que les femmes semblent avoir plus de difficultés à s’extirper des songes que les hommes, nous chargeons les kayaks sur la remorque. Direction la Pointe du Grouin, que, idéalement, nous devrions doubler en kayak sur la route de Cancale à Saint-Malo.

Mais des hauteurs de la Pointe, l’observation de l’état de la mer nous convainc de nous abstenir : ça moutonne sur l’eau et le vent contre le courant lève une belle houle. De là-haut elle semble inoffensive ; question de point de vue bien sur : sans doute serions-nous bien chahutés si nous y étions.

Nous repartons donc vers l’ouest. En cours de route, Michel nous propose d’embarquer dans le Havre de Rothéneuf. Il nous distribue des reproductions de cartes marines de l’endroit, indispensables pour toute navigation en mer.

J’ai un kayak en fibre, rouge, mais dont le pont à de faux airs de boite de sardine géante. C’est un kayak école parait-il.

Dès la sortie de la baie, une jolie houle nous berce, un petit 4 Beaufort. Nous mettons le cap sur la Grande Conchée à environ 1,5 miles au nord de Saint-Malo. Le fort qui s’y trouve, achevé au tout début du XVIIIe siècle, était destiné à pilonner à revers anglais et hollandais qui venaient faire le siège de la cité malouine.

La Méditerranée peut se fâcher, mais elle reste dans son lit. Ici, la Manche ne cesse de bouger au gré des marées. Nous devons composer avec des courants qui peuvent dépasser les 5 nœuds (1 nœud = 1 852 mètres / heure ; 5 nœuds représentent donc environ 10 Km/h). De plus, comme nous tournons autour de Saint-Malo, nous traversons les chenaux d’approche et devons donc faire particulièrement attention aux navires qui y évoluent.

Pour cette sortie j’ai apporté un appareil photo étanche, une sorte de jetable dans un boîtier en plexiglas. Environ seule une photo sur trois est réussie, mais le grain, l’aspect des photos argentiques me plait. Au moins pour ce type photos « en situation ».

Arrivés près du fort, nous rasons les rochers. Je toise de près ces cailloux au large desquels je suis souvent passé en voilier, vigilant à l’extrême pour ne pas venir les chatouiller de la quille. Liberté du kayak qui permet de venir tutoyer ce dont l’approche, pour tout autre bateau, est une inconscience. Saint-Malo, cité corsaire... on comprend, à marée basse, à voir les centaines de caillasses qui en balisent l’approche, pourquoi la cité était un refuge inaccessible à ceux qui n’en connaissaient pas les passes.

Nous déjeunons sur l’île de Cézembre qui était, paraît-il, habitée par des moines du temps où elle était encore jointe au continent. Un raz-de-marée, en 709, puis un tremblement de terre en 1427, donnèrent à la baie son aspect actuel ; et firent de Cézembre une île.

Qui dit moines dit spiritualité, et donc rituel : Catherine accompagne « Action man », une sorte de poupée martiale sculptée aux stéroïdes, à surfer quelques vagues. La scène est limpide : ce kayakiste en plastique est manifestement notre totem. Symbole du père canibalisé contre lequel nous devons être les fils qui se sont rebellés, il fut porté tout au long des miles parcourus, avec moult égards. Si l’on parle totem, le Freudien qui sommeille en tout kayakiste se demande certainement quels sont, où sont nos tabous ?

Autre rituel nécessaire, l’esquimautage. Michel nous décrit une technique pour se rétablir, seul, d’un chavirage. En pareil cas, après avoir tenté d’esquimauter sans succès une ou deux fois, on se trouve obligé de sortir de son kayak. Reste alors le plus compliqué, y remonter. Avec l’assistance d’un coéquipier, l’opération est faisable (nous nous y sommes entraînés à Marseille). Seul, la chose est plus complexe. La technique que nous décrit Michel consiste donc à s’immerger, prendre place, à l’envers, dans son kayak retourné, puis à esquimauter de nouveau. Et à répéter l’opération jusqu’au succès. J’ai hâte de tenter l’expérience, et je m’en veux de n’avoir pas fait le spectacle sur place.

Nous repartons vers la Pointe du Décollé. Pause. Certains s’endorment tels des grenouilles endolories, nous allons, Alexandre et moi, essayer d’autres kayaks.

Lorsque nous repartons, Michel nous emmène sur le Banc de Harbour, une langue de sable en pleine mer, en face de l’île éponyme. La marée monte et notre morceau de terre ferme disparaît peu à peu. Magnifique sensation que de reprendre la mer en attendant, assis dans son kayak, que l’océan s’empare de nos esquifs.

Nous rentrons vers la rade de Dinard, espérant pouvoir passer l’écluse à 20h. Christophe teste, manifestement enchanté, le système de pompe de cale dont son kayak est équipé.

Nous glissons finalement nos kayaks dans l’écluse ; à nos cotés, de jeunes types avinés – mais ce n’est pas là une considération morale ou péjorative de ma part – braillent avec autant peu de classe que leur bateau à moteur est ridicule... La situation entraîne un fou rire de V., ce qui à son tour suscite un sonore « J’adore ce rire ! » de la part de l’un des avinés. Continuons à taire l’identité de notre V., le fourbe web pourrait permettre à l’admirateur de la retrouver.

Le soir, quelques-uns (je n’avais plus l’esprit suffisamment clair pour me rappeler qui...) remarquent combien la mer est plus tranquille, moins stressante que l’eau vive, ses rapides, ses branches et ses seuils. La discussion qui s’ensuit tempère l’impression. Oui, les temps sont différents. Mais celui qui est à la manœuvre observe, jauge, estime des dizaines de paramètres et prend autant de décisions. En mer, le danger est latent. Si tout se passe bien, rien ne se voit. Mais le danger est là, et d’une situation calme et apaisée on peut rapidement passer à une situation de survie. La rivière est plus directe, le danger est là, on le gère et on passe au suivant. Le désagrément est la conséquence d’une erreur de l’instant, et lui est directement lié. En mer, il peut être la conséquence d’une décision prise des heures auparavant. Si l’enchaînement des conséquences est implacable, c’est aussi ce qui la rend à mes yeux moins versatile, et plus attirante.
 
Dimanche 8 juin 2008

Nous embarquons au-delà du barrage de la Rance pour une remontée de l’estuaire tandis qu’Emmanuelle et Geneviève s’en vont récupérer avec Michel son bateau, un fier dériveur intégral qui porte le nom du plus magique de tous les gitans, « Melquiades ».

J’ai une douleur au bras droit. La veille, je portais au coté droit une pagaie de secours (mais non démontable). Elle faisait une épaisseur d’un ou deux centimètres à l’endroit où mon bras frôlait le kayak à chaque coup de pagaie. Cela ne semblait rien, mais au bout d’une journée, cette légère asymétrie avait créé une douleur.

Notre tranquille ballade en kayak nous mène jusqu’à Saint-Suliac, village terre-neuva où nous déjeunons. Il est vraiment joli, c’est vrai, ce village et son église fortifiée. Il parait que l’on y tourne tous les films requérrant des ambiances vieux-granites-gris-et-pécheurs-bourrus-du-temps-de-la-grande-pèche.

Nous faisons un effet d’enfer, accoutrés en cormorans néoprènes, lorsque nous nous éloignons de notre habitat naturel, le rivage. Mais revenons au déjeuner : vous aurez remarqué, lecteur, lectrice, combien nos escapades sont toutes rythmées par le boire et le manger... question de savoir-vivre.

« Melquiades » repart avec de nouveaux matelots, les kayaks descendent, poursuivant de temps à autre le voilier qui, vent contraire oblige, tire des bords pour rejoindre son mouillage d’été.

Est-il besoin d’ajouter que nous repartîmes vers Paname, le soir, avec un goût de trop court qui nous empâtait l’esprit ?

Sur la route du retour nous croisâmes un camion qui avait versé dans le bas-côté, laissant échapper sa cargaison de milliers de lapin blancs, vivants. Sans doute faut-il y voir un bon présage de bonheur. De bonheur mais non de chance : en rangeant les bateaux, tard le soir au club, le kayak de Georges fera une chute qui lui brisera le nez. Pour notre périple en Patagonie, cet incident ne plaide pas en faveur des kayaks en fibre...

Le lendemain nous échangerons quelques courriels mélancoliques, faisant tous état de notre difficulté à rester éveillé en ce lundi qui était arrivé trop vite. Que soient ici remerciés Michel pour nous avoir si bien accueillis et menés en mer ; François pour l’excellente organisation, et tous, pour simplement avoir été tels qu’ils ont été.

Inti