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Chère Patagonie

Jorge González

Il arrive que l’on sente être en présence de quelque chose de rare. Un moment, une note en suspend fragile, qui semble devoir inévitablement chuter au sol, ne pas pouvoir tenir l’altitude. Elle est juste à hauteur d’yeux, mais on ne se permet pas d’avancer la main, entrer en contact. On n’aurait peur de rompre l’équilibre, on ne veut pas s’immiscer dans son chant, on ne s’en sent pas la hauteur.
Cette chose rare peut se présenter sous la forme d’un pavé et c’est le cas de Chère Patagonie de Jorge González. Environ 300 pages, 1 kilo 780 (je le sais, je l’ai pesé), 9 chapitres, et à chaque page, cette note en suspend qui tient. Lorsque l’on tourne les pages, les unes après les autres, on s’attend à la chute de la note, l’écrasement au sol, l’extinction, et pourtant jamais cela ne se produit.
Il s’agit d’une bande dessinée où tout est en symbiose. Un dessin à l’expressivité incroyable, de nombreux tableaux, des monochromes de gris et de beiges.
Je suis au milieu de la pampa. Une plane immensité à la végétation chétive, recroquevillée en petits buissons. Le ciel et la terre se rejoignent, là-bas, je ne sais exactement où, tout se mélange, le ciel écrase par le haut, la terre écrase par le bas. Le vent se lève, le bruit est assourdissant à en faire mal aux oreilles. Il soulève la poussière faisant plisser les yeux et tout se floutte, se mélange, toujours, toujours plus. L’odeur de chaleur, de terre et de sable, d’aridité et de désert. Et puis tout disparaît. À quoi bon ? Je n’entends, je ne vois, je ne sens plus. Et c’est alors qu’une sensation m’étreint, cette sensation qui me fait revenir à la pampa, aimer ce territoire. Jorge González a peint cette sensation. Il en a fait des cases, il en a fait des pages, a inventé des découpages, il a peint le rien.
Ayant trouvé l’âme de ce territoire, il en narre l’Histoire. Et comme ce territoire n’est rien, il préfère l’histoire à l’Histoire, le rien aux épopées. Les tourments du siècle se déroulent toujours à côté, là où l’on n’était pas, mais subrepticement au détour d’une conversation, d’une nouvelle paire de chaussures, d’une partie de football, ou de quelques autres petites touches, ils s’invitent, prennent leur place dans l’histoire. Jorge González nous propose le quotidien, s’écarte du sensationnel à moins bien sûr de faire un saut à Buenos Aires, mais alors nous ne sommes plus en Patagonie mais en ville, d’autant plus à la capitale, où le quotidien peut accepter l’exceptionnel.

Gabriel García Márquez a écrit l’histoire de l’imaginaire village de Macundo à travers plusieurs générations d’une même famille. Jorge González nous propose celle du village de Facundo. Est-ce en hommage au chef-d’œuvre 100 ans de solitude que ces deux noms de villages soient si proches ? Ou alors peut-être est-ce en gratitude à Juan Facundo Quiroga ? Ce livre qui a forgé, bien malgré lui, au milieu du XIXe siècle, l’image du gaucho et de l’Argentine des campagnes, de la pampa patagonne. D’ailleurs Facundo existe, c’est un village de la province du Chubut, proche du centre géographique du désert patagon. Mais qu’importe la véracité géographique ou administrative, l’imaginaire poétique à ici force de citer. Facundo m’est apparu l’héritier de Macundo et de Quiroga.

On a le territoire, on a sa culture, on a son mythe, Chère Patagonie est le portrait de la pampa patagonne, de 1915 à 2002.

Mais il me faut une critique négative ! Sans elle, mon intention de vous crier de lire ce livre de toute urgence, n’aurait pas de poids. Alors, oui, certaines bulles sont mal placées. On lit la deuxième avant la première et un court instant on n’y comprend plus rien. Dommage, cela nous sort du rythme et de la poésie. Alors, oui, les deux chapitres scénarisés par Herman González m’ont paru moins bons, plus classiques, moins, voir sans, poésie, portés par peu de sensations, faisant preuve de sensationnalisme. Il ne s’agit que de deux chapitres et le dessin de Jorge González est toujours là. Alors, oui, j’ai lu ici et là une critique quant au dessin et au découpage. Il paraîtrait qu’il serait difficile d’accès, difficile d’entrer dans ce livre. Mais qu’est-ce à dire ? Jette-t-on la peinture cubiste, expressionniste ou contemporaine (entre autres), parce qu’elles ne nous montrent pas une censée réalité objective ? N’aurait-on la possibilité de peindre directement ses sensation et ses sentiments plutôt que d’en passer par le réel de la situation qui les fait naître ? Quant au découpage de l’album, entre classicisme, pleine page, pleine double page, superposition, appel à différentes techniques de dessin et de peinture, il crée un rythme en parfaite adéquation avec l’histoire, le temps et les sensations.

Chère Patagonie n’est pas un blocbuster qui se feuillette, il est une création d’un artiste à la palette d’écriture multiple qu’il met au service de son histoire, sans jamais se laisser emporter par son talent ou par un élan d’auto satisfecit. Chère Patagonie est juste, j’y retrouve mes sensations de pampa patagonne.

GRILLE DE LECTURE

(Ou petite aide pour ceux et celles à qui manqueraient
quelques repères historiques pour apprécier pleinement ce livre.)


Chapitre 1 – Vent et brebis – Terre de Feu – 1888

Où l’on rencontre Taylor, propriétaire d’estancia ;
Où l’on est confronté à la chasse aux Indiens ;
Où l’on voit les missions et missionnaires à l’œuvre, prémisses d’une culture européenne qui amènera de nouvelles maladies, notamment en vêtant les Indiens ;
Où l’on découvre la traite des Indiens, exhibés dans les foires européennes, notamment à l’Exposition universelle de Paris en 1889.
Citation :
– On a été bien payés, monsieur ?
– Très bien… Et c’est la première fois que les Indiens valent plus vivants que morts.
Notes :
Pour poursuivre la découverte des propriétaires d’estancia et des bouchers d’Indiens, lisez donc le roman Cavalier seul de Patricio Manns et la bande dessinée en deux tomes Terre de Feu de David B. et Hugues Micol.

Chapitre 2 – Un magasin à Facundo – Chubut – 1915

Où l’on rencontre Karl Blummer et sa femme Alicia, de leur état, tenanciers de drugstore, bazar, épicerie ;
Où l’on rencontre Maniqueque, cacique indien ;
Où l’on rencontre José Graña, pionnier novice ;
Où l’on rencontre d’autres pionniers de la pampa, certains loin d’êtres novices ;
Où l’on découvre que les femmes aussi étaient des pionnières au moins à part égale que les hommes, même si cela déplaît, non mais ! ;
Où l’on découvre le melting-pot de l’immigration qui a fait la pampa, notamment en provenance d’Allemagne ;
Où l’on suit les Indiens, leur évolution, l’alcool et le troc de peau ;
Où il y a peu de paroles, où les phrases sont définitives, où l’on notera, au fil de l’album, qu’en ville, qu’avec le confort et la “civilisation”, on parle plus et plus pour ne rien dire.
Citation :
– Tu es sûre que ce sera mon fils ?
– Si tu oses me poser encore une fois cette question, je brûle le magasin et je rentre en Allemagne.
Notes :
Pour poursuivre le ton de ce chapitre et son économie de mots, lisez les Francisco Coloane, relisez les Francisco Coloane, re-relisez les Francisco Coloane, re-re-relisez les Francisco Coloane (ce sont 4 liens différents et je crois qu’il y en a plus chroniqués sur le site).

Chapitre 3 – Trou guanaco – Chubut – 1926

Où l’on rencontre Maria, fille de Maniqueque ;
Où l’on rencontre Isabel, fille de José Graña et de Maria Maniqueque ;
Où l’on découvre que les Indiens et les Européens ne sont pas restés chacun de leur côté ;
Où l’on découvre que, comme partout, les métis ne sont pas mieux vus que les Indiens ;
Où l’on rencontre un rescapé des grandes grèves ouvrières ;
Où l’on découvre les luttes des anarcho-syndicalistes ;
Où l’on retrouve Taylor qui débarque à Facundo ;
Où l’on rencontre Julian, fils de Karl et Alicia Blummer ;
Où l’on découvre Buenos Aires ;
Où l’on remarque des références directes à l’art pictural porteño, notamment dernière case page 60.
Citation :
– Eh… Oui… Je suis revenu… On n’a rien pu faire… Le peloton pour les paysans et les ouvriers en grève, c’était vrai… […] Pourquoi que je risquerais ma vie… ? J’avais pas autant de couilles que beaucoup d’anarchistes qui se sont battus jusqu’à la fin… J’ai bien fait de m’échapper. Sinon je s’rais un aut’ fusillé de plus. Ils en ont buté des milliers ces fils de pute… […] J’ai tout vu de près et j’l’ai senti d’encore plus près. Je me suis caché trois jours derrière une tonne de merde de cheval, avec un ami chilien… Je m’suis chié, je m’suis pissé dessus. […] On pouvait même pas se r’garder avec le Chilien et de ça que j’l’avais juste à côté de moi. […] Le Chilien est resté, j’lui ai même pas dit au revoir de la trouille que j’avais.
Note :
À propos des grèves ouvrières, lire et relire La Patagonie rebelle d’Oswaldo Bayer.

Chapitre 4 – Le silence ne menace plus – Buenos Aires – 1939

Où l’on découvre la vie à Buenos Aires, les maisons closes et les feuilletons radiophoniques ;
Où l’on suit Julian Blummer ;
Où l’on retrouve Isabel Graña et le père de Julian, Karl ;
Où l’écart entre la pampa et la ville, Buenos Aires, se creuse ;
Où certains essayent de ramener la ville à la pampa, civiliser les agriculteurs, les éleveurs de moutons et les Indiens ;
Où l’on rencontre le cinéaste allemand Roth.
Citation :
– Là-bas il n’y a que des agriculteurs et des vendeurs de laine. ’y a des Indiens… rien d’autre.
– Intéressant. Comment avez-vous dit que votre village s’appelait ?
– Facundo.
– Il y a un hôtel par là-bas ?
– Oui, bien sûr… Juste un… Qui est toujours vide.

Chapitre 5 – Le silence ne menace plus – Chubut – 1939

Où l’on découvre que Taylor a ouvert un hôtel à Facundo ;
Où Roth débarque à Facundo ;
Où Julian initie les Indiens au football dans ses tentatives de civiliser sa terre natale ;
Où apparaissent des questions existentielles sur le pourquoi de la vie, sur le pourquoi des choix, questions qui semblent inéluctables en Patagonie, il y a le temps pour qu’elles viennent, il y a l’absence de distraction pour qu’elles prennent place, il y a l’immensité pour qu’elles s’expriment ;
Où apparaît un intérêt ethnographique à découvrir une civilisation qui disparaît, les Indiens ;
Où apparaît un intérêt pour d’autres formes de sociétés que l’européenne ;
Où la volonté civilisatrice aboutit à une acculturation ;
Où Julian Blummer quitte Facundo.
Citations :
– Ce n’est pas ma terre ni ma langue… Je suis curieux de savoir ce qu’il peut rester de moi, en vivant dans un endroit comme celui-ci.
– Je me suis réveillé cette nuit quand le vent s’est arrêté. Ca fait peur quand on n’entend rien… Vous êtes toujours de passage ?
– Je crois que oui, mais ne faites pas attention à moi.
– Ca fait plus de dix ans, moi aussi, j’étais de passage… Et j’ai fini par rester.
– Je ne sais pas ce qu’à ce misérable désert, mais c’est le seul endroit où je ne me sens pas déçu.
[…]
– N’ayez pas peur de mon jugement, je suis convaincu que personne n’est coupable de ce qu’il doit vivre.
[…]
– Cet endroit est incroyable.
– Vous trouvez pas ça mort ?
– Mort ?… Tu devrais te perdre plus souvent dans ce désert.
Note :
Lire certains chapitres d’En Patagonie de Bruce Chatwin pour retrouver des types de personnages campés là.

Chapitre 6 – Rolando Rivas, chauffeur de taxi – Comodoro Rivadavia – 1973 (scénario de certaines pages par Horacio Altuna)

On était à Facundo, la pampa des paysans, on était à Buenos Aires, la ville par excellence, on se retrouve à Comodoro Rivadavia, capitale du Chubut, à mi-chemin entre Facundo et Buenos Aires.
Où l’on retrouve les feuilletons, devenus télévisuels, véritable messe argentine ;
Où l’on retrouve Julian qui a ouvert un hôtel à Comodoro ;
Où l’on assiste à la découverte de pétrole autour de Comodoro ;
Où l’on vit les mouvements de contestation, les rébellions, la prison militaire de Trelew, l’horreur de la dictature ;
Où l’on reçoit la beauté de la solidarité et de l’entraide, au-delà, parfois, de l’amour ;
Où l’on a le plaisir de lire de très belles phrases d’Horacio Altuna ;
Où l’on comprend, peut-être, pourquoi les feuilletons télés ont tant de succès si l’on met ces pages en regard de celles des questions existentielles de Taylor et Roth, au chapitre précédent ;
Où Julian retourne à Facundo, comprenant que le passé, les racines, la culture familiale ont leur importance.
Citation :
– Elle était prisonnière… […] La police les a pris tous les deux… Dans le doute, comme ils font toujours… Ils étaient mariés, mais… Ils étaient en train de se séparer, en réalité. Et puis… Voilà… Ils ont jeté les deux là-dedans… Même s’ils n’étaient plus ensemble… Ils étaient plus unis que quand ils étaient dehors. La solidarité, la loyauté…

Chapitre 7 – Baires – Buenos Aires – 2002 (scénario d’Herman González)

Où l’on sent un tournant dans le livre ;
Où Jorge González nous prévient par une première page colorée ;
Où Jorge cède le scénario à Herman González ;
Où l’on est à Buenos Aires et par conséquent, où l’exceptionnel et le sensationnel ont leur place.
Où l’on rencontre le boxeur Cuyul et son histoire ;
Où l’on rencontre Cuca et son mari, Angelina Jolie et Brad Pitt ;
Où l’on rencontre un chirurgien illuminé ;
Où l’on découvre la folie de la chirurgie esthétique qui s’est développée en Argentine ;
Où l’on découvre la corruption généralisée des puissants ;
Où l’on découvre le rejet des ancêtres indiens, écho à la célèbre, imbécile et fausse phrase “les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins descendent des bateaux” ;
Note :
À Comodoro se trouve un musée des peuples Indiens où vous pourrez lire d’intéressants documents sur la phrase citée ci-dessus que, certains, Argentins aiment à répéter.

Chapitre 8 – Dear Patagonia – Comodoro Rivadivia – 2002 (scénario d’Herman González)

Où l’on retrouve Julian Blummer grand-père ;
Où l’on découvre son petit-fils, Nahuel, qui semble avoir hérité de la passion pour le football et d’un nom plutôt indien ;
Où l’on suit Cuyul, descendu à l’hôtel de Julian, repris par son fils, à Comodoro ;
Où Julian poursuit sa quête de voir disparaître toute culture autre qu’européenne, exceptée le nazisme qu’il exècre ;
Où l’on rencontre une Française, chercheuse en histoire du cinéma, à la recherche du travail de Roth ;
Où l’on suit Cuyul dans sa quête de retour à la nature ;
Où l’on découvre que l’Argentine avait été envisagée comme point de chute pour les dignitaires nazis ;
Où l’on apprend que Roth s’appelait en fait Hermann Winsler ;
Où l’on entre dans un vieux cinéma de Comodoro qui fait penser à une nouvelle de Luis Sepúlveda dans un cinéma du détroit de Magellan ;
Où l’on voit du cinéma ethnographique en bande dessinée ;
Où l’on aborde les grands propriétaires terriens tel que Benetton, dont les journaux, même en France, relatent régulièrement les démêlés avec la justice entre elles et les peuples indiens qui revendiquent leurs terres, suite du premier chapitre ;
Où l’on poursuit le témoignage de l’acculturation et de l’occultation du peuple et de l’histoire argentine ;
Où l’on retrouve le chirurgien illuminé, fervent défenseur des théories de l’eugénisme, héritier du nazisme.
Notes :
Lire des chapitres d’En Patagonie de Bruce Chatwin pour retrouver certains des personnages campés là. Lire les livres de nouvelles et romans de Luis Sepúlveda, mais impossible de me souvenir dans lequel est la nouvelle au cinéma magellanique, entre autres , , et

Chapitre 9 – En suivant la spirale tordue – Buenos Aires et Chubut – 2009 (scénario Alejandro Aguado)

Où beaucoup de choses prennent leur place ;
Chère Patagonie se contextualise ;
Où la poésie, le rêve et les sensations reprennent toute leur ampleur après les deux chapitres précédents un peu moins poétiques ;
Où l’éditeur aurait pu changer de papier ou marquer plus fortement une cassure pour ce dernier chapitre, primordial, extrêmement intéressant, mais par le sens totalement différent ;
Où je ne vous en dirais pas plus car il faut lire tout cela.
Citation :
– Quel contraste y a-t-il entre la vision d’un habitant de la Patagonie et celle d’un étranger par rapport à la Patagonie ?
– La vision du Patagon élaborée dans les champs littéraire et académique est la grande absente au niveau national. Les maisons d’édition des grands centres urbains privilégient le regard des chroniqueurs des siècles passés ou celui des étrangers… Le contraste entre les deux est notable : tandis que la vision patagonique ne cesse de se renouveler, de s’enrichir et de s’accroître à pas de géant, le regard extérieur semble figé sur l’image qu’ils ont eux-mêmes créée… On dirait pourtant que la Patagonie leur sert à se projeter eux-mêmes… Et pourtant c’est une terre qui leur est totalement étrangère, différente…

une note d’Alexandre


Chère Patagonie de Jorge González, traduit par Thomas Dassance, publié aux éditions Dupuis en 2012.

Photos de l’album.