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Une fois suffit…

Miles Smeeton

Une note d’Alexandre

"Un jour, j’entends Beryl dire à l’amiral : "Par où passeriez-vous, Islay, pour aller en Angleterre ? Par Magellan, ou par Panama ?
– Mais, par
Magallanes, bien entendu ; seulement il faut le faire à la bonne saison, n’est-ce pas ? En fait je crois qu’il y a moins de vent dans les Canaux en hiver qu’en été, mais les jours sont alors trop courts ; le mieux à mon avis c’est de passer en fin d’été ou en fin d’hiver. Par exemple, l’époque actuelle serait favorable, ou alors le mois d’octobre. Votre mari doit voir les Canaux de Patagonie, c’est vraiment un autre monde, n’est-ce pas ? Et puis on est tout le temps en eaux abritées.
– Entends-tu ? me demande Beryl. As-tu entendu ce que Islay m’a dit ?
– Oui, bien sûr, mais je croyais que tu ne voulais pas traverser les Canaux à cause du froid et de l’humidité. C’est du moins ce que j’ai toujours entendu jusqu’ici.
– Pas toujours, dit l’amiral, ce n’est pas toujours froid, le temps est quelquefois magnifique*. Mais on ne peut prétendre avoir vu le Chili sans avoir vu les
Canales, n’est-ce pas ?
– En tout cas, je ne veux pas louvoyer à travers les Antilles contres les alizés", dit Beryl.

En 1956, Miles Smeeton, Beryl Smeeton (mari et femme), John Guzzwell (un ami du couple rencontré en mer) et la chatte siamoise Pew (Eut-elle droit au chapitre au moment de choisir la destination ? L’histoire ne le dit pas) souhaitent doubler le Cap Horn avec pour dernière escale, l’Australie. Ils sont à bord de Tzu Hang, un ketch de 14 mètres, d’une hauteur de grand mât de 15 mètres et 85 m2 de voilure, construit à Hong Kong en 1938, en teck, coulé cuivre, avec un lest en plomb de 7 tonnes.

L’intérêt de ce livre est moins dans la route parcourue, ni même dans les évènements qui la jalonnent, que dans la manière dont est relaté tout cela. Avec un flegme britannique qui semble réservé aux natifs de Grande Bretagne, Miles Smeeton, notre narrateur, observe et admire ses compagnons de voyage – chatte, mer et bateau compris –, en oubliant bien souvent l’importance de son rôle et sachant conter les moments d’oisiveté avec autant d’entrain que les moments d’actions volontaires ou… involontaires.

Pour l’histoire, la navigation se passe au mieux, alternant calmes plats et mer démontée, durant le premier mois et demi. Ici, une vague, doit-on la nommer scélérate ?, culbute cul par dessus tête le brave Tzu Hang. Démâtage, construction d’un gréement de fortune, réparation d’à peu près tout sur le bateau, route vers les côtes chiliennes à hauteur de Concepción, à environ 800 km au nord de Chiloé.

John Guzzwell, après avoir œuvré admirablement à la réparation du bateau, quitte alors le bord pour respecter son calendrier personnel prévu avant le départ d’Australie. Une année s’écoule au Chili.

Miles et Beryl Smeeton ont toujours pour but de regagner l’Angleterre où les attend leur fille, en pension dans je ne sais plus quel collège. C’est alors qu’on peut lire, notamment, l’extrait reproduit plus haut.
Convaincus par les discussions échangées durant leur longue escale, ils repartent donc en direction du fameux Cap Dur, le Horn. La navigation reprend.

A la même latitude que précédemment, de nouveau, une vague aux dimensions étonnantes, et revoici Tzu Hang à l’envers, un chavirage cette fois. Démâtage, construction d’un gréement de fortune, réparation d’à peu près tout sur le bateau, route vers les côtes chiliennes à nouveau à hauteur de Concepción.

Deux mois plus tard, Tzu Hang remonte la Tamise sur le pont d’un cargo pour être déchargé au West India Dock. […] Nous gréons le petit mât de fortune et la voile qui nous ont conduits jusqu’à Valparaiso, et qui ainsi nous ramènent à la maison.
Plus tard, pendant l’un de ces repas qui surprennent tous les parents du monde, Clio, [notre fille,] dit :
"Est-ce que vous allez essayer encore une fois ?
– Non, je crois qu’une fois suffit, et je regarde Beryl.
– Et deux fois, c’est vraiment trop" poursuit-elle."

Ce livre est donc émaillé d’informations sur la navigation en Patagonie occidentale, informations qui étayent l’article d’Inti Contexte climatique et météorologique. C’est en cela qu’il a toute sa place dans cette bibliographie patagonne, en plus de son si fin style littéraire.

Et pour clôturer cette histoire, relevons qu’en 1968, dix ans plus tard, les Smeeton, doublèrent finalement le Cap Horn au cours d’une de leurs nombreuses autres navigations. Comme quoi, si une fois ne suffit finalement pas, deux fois ne furent non plus pas vraiment de trop.

Une fois suffit… de Miles Smeeton, sous-titré En perdition au Cap Horn, édité en langue française par Arthaud en 1967, traduit par Florence Herbulot.


Autres extraits :

Alors vous partez pour de bon, nous dit l’amiral, et vers le sud, n’est-ce pas ? J’aimerais bien venir avec vous.
– Et il le ferait, vous savez, mais je lui dis qu’il est trop vieux, intervient la señora.
– Trop vieux, pas du tout, mais trop enfoncé dans le confort, peut-être" : l’amiral se rebiffe.
Nous avons toutes les cartes de la route entre le golfe de Peñas et le sud, par les Canaux, et nous étalons tout par terre pour étudier le chemin avec l’amiral.
"Mais vous entrez dans les Canaux très au sud, c’est dommage de ne pas voir cette partie de la côte, à partir d’Ancud le paysage est très différent.
– En fait, dis-je, nous voulons aller le plus loin possible tout de suite, il est déjà bien plus tard en saison que nous ne voulions ; dans les Canaux nous ne pourrons guère voyager que de jour, et avec les problèmes de trouver et assurer les mouillages le soir, puis de repartir toues les matins, à deux, nous ne pourrons faire que des étapes assez courtes. En moyenne, je ne pense pas pouvoir couvrir plus de trente milles par jours.
– C’est vrai, mais il faut au moins que vous passiez au sud de Chiloé, vers l’île Guafo ; c’est une région ravissante. Souvenez-vous que plus vous resterez au large, plus vous aurez de chances d’essuyer une tempête n’est-ce pas ? Dans les Canaux vous serez en eaux abritées, mais la saison est déjà un peu avancée et en été il y a beaucoup trop de vent là-bas dans le sud : moins de tempêtes, évidemment, mais dans les Canaux le vent est toujours fort, tandis qu’en mer, une tempête, une vraie, peut être aussi dure en été qu’en hiver.
– Pourtant on devrait réussir à atteindre le golfe de Peñas sans difficultés.
– Je ne sais pas. Vous pensez entrer dans le golfe, mais par là il fait quelquefois très mauvais et l’entrée des Canaux peut être difficile à voir. Il vaudrait mieux, à mon avis, entrer par le canal Trinidad, il est tout droit et facile à trouver ; mais n’allez pas plus au sud. S’il fait mauvais dans le golfe de Peñas, allez vous abriter derrière la presqu’île Tres Montes et attendez.

[Page 212. Cet échange à lieu au mois de novembre.]

Le soir du 23 décembre, le vent tombe totalement mais le baromètre continue à descendre, et nous amarrons tout en vu d’un coup de vent. C’est aujourd’hui la nouvelle lune. "Quand le temps est mauvais le jour de la nouvelle lune, il est mauvais à nouveau tous les quatre jours jusqu’au changement suivant, nous a dit l’amiral, c’est-à-dire le cinquième et le neuvième, et puis le mauvais temps s’en va comme il est venu. C’est ce que disent les Chiliens." Je lui ai objecté que les météorologues, à mon avis, ne seraient pas d’accord avec cette influence de la lune sur le mauvais temps. "Je ne sais pas ce qui se passe dans les autres parties du monde, mais au Chili c’est comme ça ; tous les pêcheurs vous le diront, n’est-ce pas ?"
[Page 227. Les propos de l’amiral sont à mettre en relation avec ceux d’un pêcheur, un demi-siècle plus tard, que nous rapportions dans le carnet Plein la bouche : "Ce qui est important, c’est la première lune. Si c’est tempête le jour d’après alors ce sera tempête jusqu’à la suivante."]

*Les mots mis en gras dans la première citation l’ont été par mes soins.