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Les premiers habitants de Patagonie

une note d’Inti Salas Rossenbach

Introduction

Le présent texte est une synthèse de ce que j’ai pu apprendre, d’ordre ethnologique essentiellement, sur les habitants précolombiens de Patagonie occidentale. Si bien je m’intéresse de loin en loin à l’histoire de ces peuples depuis des années, et de façon plus sérieuse et documentée depuis un an dans le cadre de la préparation de l’expédition Patagonia 2009, je ne suis bien sûr pas un spécialiste.

Je me suis cependant astreint à une certaine rigueur, en ce sens que la plupart des choses que je rapporte ici je les ai puisées à au moins deux sources différentes (citées plus bas ; cependant, ces sources se référencent souvent entre elles, ce qui les limite de fait). De plus, j’ai soumis l’ensemble à la sagacité de mon frère, Kai Salas Rossenbach, doctorant en archéologie, spécialisé dans l’étude de ces peuples.

Je ne peux qu’inciter tout lecteur intéressé à se référer aux travaux des scientifiques, et je remercie d’avance quiconque me signalera une erreur ou me suggérera quelque complément.
 

Répartition géographique

Inhospitalière et peu clémente, la Patagonie était pourtant peuplée avant l’arrivée des blancs. Plusieurs peuples se répartissaient sur ces immenses territoires, de part et d’autre de la cordillère des Andes.

A l’est, au nord du détroit de Magellan, sur les steppes et les pampas, des chasseurs-cueilleurs : les Tehuelches. Ce sont ces derniers que Magellan nomma « Patagons » et dont la taille, si bien elle n’en faisait pas des géants comme décrits par Antonio Pigafetta (qui relate le voyage de Magellan) « étaient de stature plus imposante que les ibériques de cette époque, et il est tout à fait possible que ces derniers les aient décrits comme des géants » (plus d’un mètre soixante-quinze en moyenne, p. 359 du « Voyage de Magellan »). Anecdote : de fait, mon père m’a souvent parlé d’un ami militant, indien du sud argentin, el Negro Juarez, géant dont l’impressionnante stature réglait de facto bien des différents).

En Terre de Feu vivaient les Selk’nams (Onas). Purs continentaux et très apparentés aux Tehuelches, ils détestaient l’eau (du moins ceux contemporains des européens – par le passé, ils avaient bien dû traverser le détroit de Magellan ; quoique des scientifiques estiment qu’il est possible qu’ils aient pu traverser à pied sec, avant l’ouverture du détroit). Ce sont probablement leurs feux, qui servaient de moyens de communication entre clans éloignés, qui incitèrent les premiers européens à donner son nom à la Terre de Feu.

A l’extrême pointe sud est de la Terre de Feu, étaient les Haush, peuple proche des Selk’nams (mais possédant leur langue propre) et utilisant beaucoup les ressources de leur littoral.

Au sud ouest, sur les littoraux des innombrables fjords et canaux vivaient les Yamanas (Yaghans) à l’extrême sud, puis, en remontant vers le nord, les Kawesqars (Alakalufs).

Enfin, aux portes nord de la Patagonie étaient les Chonos (peuple complètement disparu qui habitait l’archipel des Chonos, au sud de Chiloé).

Au delà commence le territoire des Mapuches (Araucans) qui avaient peu à peu conquis le sud, jusqu’à Chiloé environ. Ma grand’mère paternelle, Rosa Esperanza Contreras Ahumada était Mapuche. Peuple fier et guerrier, ils ont résisté aux envahisseurs Incas et aux conquistadors Espagnols, ce qui est relaté par Alonso de Ercilla dans « La Araucana » (fin du XVIe siècle). C’est aussi le dernier peuple d’Amérique du Sud dont le territoire fut conquis par le Chili moderne (à la fin du XIXe siècle), et il lutte encore de nos jours pour ses droits, en particulier contre les grandes entreprises forestières. Je me demande souvent quelles pouvaient être les relations entre les Mapuche et les peuples de Patagonie du sud, s’il y en eut.

Le parcours de notre voyage en kayak se déroulera sur l’ancien territoire des Kawesqars, ce qui suit leur est donc plus particulièrement consacré.

La carte suivante montre la répartition de ces peuples dans le sud de l’Amérique.

Légende :
1. Mapuche (Araucans)
2. Puelche (Guennakin)
3a., 3b., 4., 5. Tehuelche
6. Selk’nam (Ona)
7. Haush (Manek’enk)
8. Yanama (Yaghan)
9. Kawesqar (Alakaluf)
10. Chono

Image : http://www.andaman.org/BOOK/chapter...
 

Origines

Les indiens de Patagonie ont laissé peu de traces archéologiques qui permettraient de reconstituer l’histoire de leur arrivée en ces lieux. Les scientifiques estiment qu’ils sont arrivés il y a plus de 10 000 ans, descendant toute l’Amérique après avoir franchi le détroit de Behring. Leurs mythes et légendes, ceux qui ont pu être recueillis, ne disent rien de ces migrations. Quant à leur nombre au faîte de leur existence en tant que peuple, les estimations sont très délicates à établir. Certains auteurs parlent (Martin Gusinde), pour les Kawesqars, de plus de 2000 individus, un chiffre étonnamment faible pour un peuple à part entière, aux caractéristiques uniques (culturelles, linguistiques) et vivant sur un territoire aussi immense que le sien. On évalue que leur nombre à la fin du XIXe siècle devait être de mille ou deux mille individus.

Enfin, quelle que soit la façon dont ces hommes sont arrivés là, on ne peut que se demander ce qui les y a poussés, vu l’hostilité des lieux. Climat plus clément il y a des milliers d’années ? Fuite, chassés par des peuples plus puissants ? Logique culturelle inconnue ? (nous savons bien que nous sommes loin de déterminer nos conditions de vie - dont le lieu - en fonction de seuls critères objectifs). Ou, tout simplement, cette question peut ne pas avoir de sens : les conditions peuvent nous sembler hostiles (mon frère utilise l’expression de « désert de terre » vu le faible nombre d’endroits ou accoster et établir un bon campement), mais elles ont pu leur sembler au contraire très bonnes et propices.
 

Mode de vie

Nomades, les indiens de Patagonie occidentale se déplaçaient sans cesse de campement en campement, groupés par familles. Leur alimentation était essentiellement constituée du fruit de leur pêche, d’otaries, de moules, de coquillages et, occasionnellement, de cétacés échoués. La collecte des moules était le travail des femmes, tandis que la chasse était le domaine réservé des hommes. John Byron, qui a été recueilli par des Kawesqars après son naufrage au sud du Golfe des Peines en 1741, en raconte des scènes saisissantes : les femmes plongeaient nues dans l’eau glacée jusqu’à plusieurs mètres de profondeur, et ce plusieurs heures de suite. Outre cette incroyable résistance au froid, plusieurs observateurs ont noté une autre étonnante faculté : ils étaient tout à fait dépourvus de vertige.

Lorsqu’un cétacé était découvert mort sur une grève, les canots de nombreuses familles accouraient pour ripailler des semaines entières sur l’aubaine. Des coutumes d’ordre religieux interdisaient aux Kawesqars et au Yamanas de rejeter à la mer les restes de ce qu’ils y puisaient. On trouve donc en Patagonie nombre d’empilements de moules, laissés générations après générations et qui sont l’un des terrains de prédilection des archéologues contemporains. Mon frère estime que ces coutumes pouvaient également avoir pour fonction de constituer des amers artificiels (la blancheur des empilements de coquilles les rendaient visibles depuis la mer) et / ou de terrasser de zones boueuses et instables (les archéologues trouvent en effet des restes caractéristiques de la vie quotidienne mêlés aux empilements ; ces amas de coquilles autour de leurs huttes étaient leurs lieux de vie, de campement).

Ils transportaient dans leurs canots leur feu, sur un tapis de terre ou d’argile, leurs armes et tous les ustensiles nécessaires à la construction, à terre, de leurs huttes (peaux et ligaments pour habiller les structures en bois – ils laissaient ces dernières en place en quittant un endroit).

Les premiers explorateurs européens qui les ont rencontrés ont considéré leur nudité comme un signe d’infériorité (cette idée n’a plus jamais quitté les blancs). En effet, malgré les températures peu amènes, la pluie et la neige, les indiens vivaient souvent, soit nus soit sommairement couverts de quelque peau de bête. En plus, rapportent les premières chroniques occidentales, ils puaient effroyablement. Or, loin d’être un signe d’arriération, c’est justement là un signe de leur parfaite adaptation à leur milieu : les indiens s’enduisaient le corps de graisse de mammifères marins, ce qui leur offrait une protection optimale contre le froid et l’humidité. Mais puait. Lorsque, plus tard, les missionnaires voudront les habiller en les sédentarisant, les indiens mourront en masse : perpétuellement trempés, les habits en coton deviendraient des hardes mortifères.
 

Technologie

Les indiens de Patagonie ne possédaient pas d’instruments en fer, et les techniques qu’ils maîtrisaient, de façon générale, étaient assez limitées (du moins au moment de leur rencontre avec les européens). Ils avaient - entre autres - des couteaux en coquilles, des hameçons en os, des vêtements de peaux, des lances, des frondes, des couteaux et herminettes en pierre, des filets de pêche, des seaux d’écorce et maîtrisaient les techniques liées au feu. Les arcs sont apparus chez les Tehuelches, les Selk’nams et les Haush.

José Emperaire dit : « On n’a pas élucidé les mystères de l’arrivée de populations humaines sur ce coin de terre. On ne sait pas à quel degré technique elles [les populations de Patagonie] étaient parvenues quand elles sont arrivées au milieu de cette extravagante géographie. Probablement, ce degré était-il plus avancé que celui des Fuegiens rencontrés par les Blancs. Il n’est pas impossible que ce soit le cadre qui ait modelé, et, finalement, fait dégénérer cette culture. ». Incontestablement, les indiens de Patagonie étaient très bien adaptés à leur milieu (preuve en est, leur si longue présence en ces lieux, comparée au si faible peuplement actuel de la Patagonie occidentale). Mais il semble tout aussi incontestable que ceux que les blancs ont pu côtoyer suffisamment longtemps pour les connaître n’étaient pas des foudres de technologie. Peut-être avaient-ils perdu une partie de leurs savoir-faire. Peut-être avaient-ils simplement mieux à faire que de fabriquer des trucs.
 

Langue

Tandis que les langues des Tehuelches, des Selk’nams et des Haush étaient apparentées (langues « chon »), le kawesqar et le yamana sont considérés comme des isolats linguistiques (à l’instar du basque). Elles sont particulièrement riches et permettaient l’expression complexe et précise, tant par la diversité de leur vocabulaire que par leurs formes verbales.

Chez les Kawesqars (nom qui signifie « de peau et d’os ») par exemple, le jour courant se dit « lafk », le jour à venir et le jour écoulé se confondent sous le nom « aswalek » et c’est la forme verbale qui permet d’indiquer s’il s’agit du passé ou du futur. De façon générale ils avaient une grande richesse pour dire le temps : « l’instant immédiat qui suit ou précède le moment présent, l’instant où se produira une action qui ne pourra se produire qu’après une autre, les différents temps que doit durer une attente, etc., pour n’en citer que quelques-unes, ont leur forme particulière » (J. Emperaire). Thomas Bridges a établi à la fin du XIXe siècle un dictionnaire de la langue yamana contenant 32 000 mots soit autant, environ, que les dictionnaires de français courant.

Vous pouvez écouter à quoi ressemble la prononciation de l’alphabet kawesqar là : http://www.kawesqar.uchile.cl/lengu...

Etonnante coïncidence, le mot « canot » en kawesqar se dit « kájef », nom qui, je trouve, ressemble au « kayak » inuit. Mais je ne doute pas qu’il ne s’agisse là que d’une pure coïncidence, et que du point de vue linguistique les deux mots ne se ressemblent pas du tout. D’ailleurs, du point de vue maritime, le canot des indiens de Patagonie est l’équivalent de « l’umiak » inuit, non du kayak. Mais ce hasard me plait, comme me plait que « mer » en breton se dise « mor ». Il ne reste aujourd’hui qu’une poignée de locuteurs Kawesqars, et aucun Yamana ou Chono ; et ces langues n’étaient pas écrites.
 

Nomadisme aquatique

On dit habituellement des Kawesqars et des Yamanas qu’ils étaient des nomades de la mer, expression forgée par l’ethnologue José Emperaire qui les a étudiés dans les années cinquante. De fait, le peu que nous savons des Kawesqars du point de vue ethnologique, nous le devons surtout à Emperaire, qui a vécu avec les derniers d’entre eux pendant deux ans, à Puerto Eden.

Ces peuples étaient des chasseurs-pécheurs-cueilleurs, se déplaçant par familles (élargies) à travers les canaux patagons sur des canots taillés dans des troncs surélevés de planches ou faits de planches de cyprès ou d’alerce assemblées et calfatées. Plus au sud, là où ces arbres se font rares, c’est d’écorce que les canots étaient faits. Ce sont les femmes qui pagayaient. Remarquons cependant que l’ethnologue Rodolfo M. Casamiquela préfère les appeler nomades de l’eau, peuple amphibie, parce qu’ils n’hésitaient pas à s’enfoncer loin dans les terres, en remontant les fleuves. Ils effectuaient aussi des portages lorsque nécessaire, en démontant leurs canots. Nous en emprunterons plusieurs, dont au moins le Camino de los Indios et celui de l’isthme de Ofqui (qui a été le chemin du salut de John Byron).

Excellents marins malgré leurs rustiques embarcations, Yamanas et Kawesqars ont réussi à coloniser toutes les terres et îles du sud, jusqu’au Cap Horn et à l’île des Etats (la dernière île à l’est de la Terre de Feu). Concernant la rusticité de leurs bateaux, il est possible que les canots qui ont pu être étudiés, c’est à dire tardivement, aient été construits alors que des techniques s’étaient déjà perdues ; à ce jour, aucun canot ancien n’a été retrouvé, mais cela pourrait arriver. Au cours d’un unique voyage, ils pouvaient parcourir plusieurs centaines de milles marins. Ils naviguaient occasionnellement à la voile, en gréant leurs canots, surtout par vents de sud, les vents de nord et de nord-ouest étant trop violents et versatiles. Leur mortalité en mer était très élevée, José Emperaire en donne des chiffres saisissants. J’imagine que les williwaws, soudaines rafales de vent (masses d’air froides descendant des montagnes), devaient souvent retourner leurs canots, particulièrement s’ils étaient sous voile.

Significativement, ces peuples se sont éteints dans le même mouvement qu’a cessé leur nomadisme aquatique.
 

Organisation sociale, art et croyances

Les quelques informations qui nous sont parvenues semblent indiquer, au moins chez les Yamanas et les Kawesqars, que ces peuples étaient organisés de façon assez égalitaire, sans prérogatives économiques ou de hiérarchie communautaire, bien que les taches étaient très rigoureusement départagées et que l’âge établissait des hiérarchies assez respectées.

Quant au mariage et à l’éducation, citons José Emperaire : « Le jeune homme choisit lui-même sa femme et tâche de se faire accepter par la famille de celle-ci. Il peut arriver, et le cas se produisit à plusieurs reprises [pendant son séjour avec eux] que la jeune fille refuse les avances de son prétendant : en ce cas, nul ne cherche à influencer sa décision ni à forcer son acceptation ; elle reste libre de son choix. Comme tous les actes de leur existence, depuis la petite enfance, les enfants sont absolument libres et aucun ordre ou contrainte des parents n’intervient dans leur vie qui ait un caractère absolu et exige obéissance. Certes, la mésentente entre les beaux-parents et le couple peut se produire : c’est le couple qui en ce cas résout la difficulté en allant vivre ailleurs ou en s’agrégeant à une autre famille pas trop nombreuse, ou en prenant avec lui quelque isolé qui ne demande pas mieux que de s’affilier à un groupe ». Nul angélisme de ma part, John Byron rapporte par exemple des actes d’une incroyable brutalité, Emperaire décrit aussi des pratiques violentes ; mais cet exemple de pratique sociale, comparé à ce qui est encore d’usage en bien des pays me conforte dans l’idée que progrès technologique et progrès éthique ne sont pas corrélés.

Les Kawesqars avaient de nombreux tabous, liés aux aliments d’origine marine, au feu, aux chiens, aux structures des huttes, aux montagnes (qui étaient interdites et malfaisantes : c’était décidemment un vrai peuple de marins…), autant de tabous dont ils croyaient que la transgression pouvaient provoquer tempêtes et vents violents (Rodolfo M. Casamiquela).

On sait peu de choses de leurs croyances parce qu’à l’époque des premières études ethnologiques, les Kawesqars étaient déjà presque tout à fait sédentarisés, et avaient en quelques générations abandonné l’essentiel de leurs pratiques religieuses – ou, Emperaire évoque cette possibilité, ne voulaient pas parler de leur spiritualité aux blancs. Cependant, il semble que les divinités hostiles foisonnaient, peut-être un écho psychologique de la géographie et du climat de Patagonie. Citons en particulier Ayayema, mauvais génie particulièrement malfaisant, dont une caractéristique était l’odeur de pourriture. Mais là encore, difficile de se faire une idée. N’est-il par exemple pas envisageable que les Kawesqars, se sentant disparaître, aient constamment mis en avant, sur la fin, leurs croyances morbides ?

Quant à l’art, ils confectionnaient des colliers, des jouets, des parures et on a retrouvé des peintures rupestres. Mais là encore, l’actualité de ces pratiques n’a pas pu être étudiée, et les vestiges archéologiques sont rares.
 

Disparition

Dès le début, les premiers contacts entre blancs et indiens commencent mal. Quelques semaines seulement après leur rencontre, période pendant laquelle les rapports entre les Européens et les Tehuelches (nord du détroit de Magellan) semblent faits de curiosité, relativement respectueux et ponctués d’échanges, Antonio Pigafetta rapporte que les hommes de Magellan capturèrent quatre indiens : « Le capitaine retint les deux plus jeunes pour les mener en Espagne à son retour ». Ils moururent rapidement.

La suite, schématiquement peut se résumer ainsi : là où les indiens gênaient quelque intérêt colonial (économique), ils furent physiquement éliminés. Là où ils ne gênaient pas, on se contenta de surexploiter leurs ressources et, finalement, les colons considérèrent qu’il fallait quand même les « civiliser » ; ce qui, avec les maladies et la perte de leur culture, les fit également disparaître.

Au nord du détroit de Magellan, les indiens de steppes furent traqués par les propriétaires terriens. Les rescapés, assimilés, fourniront l’essentiel du sous-prolétariat de grandes estancias qui développeront l’élevage de masse. Et continueront de se battre, mais en combat de classe cette fois, comme pendant les grandes grèves de 1921-1922 aux côté des ouvriers Chiliens, Espagnols, Russes, Allemands... Derrière certaines si pittoresques photos de gauchos, ceux au visage si typiquement cuivré, ces photos qui font le chiffre d’affaire de quelques éditeurs de « beaux livres » mais ne rapportent jamais rien aux hommes photographiés, perfections de table basse, derrières ces portraits apparaît encore l’histoire d’un ethnocide.

En Terre de Feu, région qui devint terre d’élevage et d’exploitation minière au XIXe siècle, les Selk’nams et les Haush furent exécutés par les propriétaires terriens (comme le sinistre Julio Popper). Concurrence économique. Deux oreilles ramenées valaient paiement. Ceux qui ne moururent pas par le plomb furent déportés sur l’île Dawson ou bien moururent des nouvelles maladies européennes (tuberculose, pneumonie, syphilis…) : de plusieurs milliers à la fin du XIXe siècle, une cinquantaine survivaient en 1920. Des missionnaires salésiens les achevèrent, avec cette insupportable meilleure volonté du monde des évangélisateurs, en les sédentarisant, les acculturant, et en les habillant à l’occidentale (ce qui les faisaient invariablement mourir de maladie). La mission de l’île Dawson ferma en 1939 à la mort de la dernière Selk’nam, Lola, sur la tombe de laquelle Jean Raspail voulut retourner dans les années cinquante (il y avait déjà été) : une route avait effacé sa tombe. C’est de l’anecdote, mais elle me semble parfaitement symboliser le destin des peuples de Patagonie.

Au nord, au sud de Chiloé, les Chonos avaient disparus au XVIIIe siècle, pourchassés, évangélisés par des jésuites et finalement assimilés de force. Comme les Haush, ils ont été effacés sans que l’on ne sache rien d’eux, ni même la nouvelle de leur disparition.

Au sud, les Yamanas ont aussi complètement disparus. De plusieurs milliers il n’en restait ainsi qu’une centaine au début du XXe siècle. Les causes de leur disparition sont moins évidentes, mais les auteurs citent : l’alcool et les maladies (une épidémie de rougeole tua la moitié d’entre eux en 1886) ; l’occupation de leurs territoires par les blancs, bouleversant leurs habitudes de chasse et de pêche et amenuisant leurs ressources ; les tueries et persécutions des blancs.

A l’ouest, le peuple Kawesqar a décliné pour les mêmes raisons que les Yamanas. Au vingtième siècle, dans les années 30, les autorités chiliennes ont décidé d’essayer de « sauver » les derniers Kawesqars en les incitant à s’installer à Puerto Eden, village étape d’une ligne d’hydravions qui n’a jamais fonctionné. Sédentarisés, dépendants de la charité des blancs, acculturés, les naissances ne compensèrent rapidement plus les morts. Aujourd’hui, le peuple Kawesqar semble avoir complètement disparu (il reste quelques individus nés parmi les Kawesqars sédentarisés, mais en tant que peuple, c’est fini).

Avant de disparaître, les indiens de Patagonie se sont transformés. Ils ont essayé de s’adapter aux nouvelles conditions, l’omniprésence, l’agressivité, la contraignante charité des blancs. Mais cette adaptation a achevé ceux que les fusils ou la maladie n’avait pas tués.

Je ne connais pas d’autres exemples de disparition de peuples (mais sans doute y en a-t-il). Dans le cas des Selk’nams, des Haush, des Yamanas, des Kawesqars et des Chonos ce sont vraiment des peuples dans toutes leurs caractéristiques qui ont disparus : la langue (existence de locuteurs), la culture, le mode de vie et les personnes physiques qui constituaient ces peuples ont été effacés. En général, les individus des peuples qui « disparaissent » sont assimilés par d’autres, migrent, changent.

Contrairement à ce qu’on lit souvent s’agissant des indiens de Patagonie, ces disparitions n’étaient pas inéluctables. Dès le milieu du XVIe siècle le dominicain Las Casas dénonçait la façon dont étaient traités, massacrés, réduits en esclavage les indiens. Mais l’occident est toxique. Il n’est pas le seul, et nombre d’hommes et de femmes de cet occident ne le sont, et ne l’étaient absolument pas. Mais cet occident dont par ailleurs je viens, qui m’a fait, que je suis, à la fois admirable par mille aspects, et détestable par mille autres, cet occident est historiquement toxique, et continue de l’être, volontairement ou non.
 

Bibliographie

Las sociedades originarias, Historia general de America Latina, Tome I, Edition Trotta & UNESCO, 1999, 660 p., espagnol

El primer contacto y la formacion de nuevas sociedades, Historia general de America Latina, Tome II, Edition Trotta & UNESCO, 2000, 556 p., espagnol

Les nomades de la mer, José Emperaire, Editions Le Serpent de mer, 2003 (1955 pour la première publication en français, 1963 en espagnol), 348 p., français

Le Voyage de Magellan (1519 – 1522), La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, Tome I, Edition établie par Xavier Castro, Jocelyne Hamon & Luis Filipe Thomaz, Editions Chandeigne, 2007, français.

Naufrage en Patagonie, John Byron, Utz - Editions UNESCO, 1994 - 1798 pour la première publication, 172 p., français (traduit de l’anglais)

Qui se souvient des hommes, Jean Raspail, Editions J’ai lu, 1986, 249 p., français.

El exterminio de los Onas, Enrique S. Inda, Editorial Cefomar, 2008, 244 p., espagnol et anglais.

Terres australes, Guides Grand Nord, 2004, 336 p., français
 

Post-scriptum

Il existe des photographies d’indiens de Patagonie, Kawesqars et Selk’nams essentiellement. Les plupart montrent des hommes, des femmes et des enfants hagards et frigorifiés, souvent vêtus de vieilles vestes trop grandes pour eux, photographiés en plongée du pont des navires. Ce sont les indiens à leurs dernières heures, vus par les conquérants : je les trouve humiliantes ; c’est pourquoi je n’en ai pas mis ici.