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Chili : les gitans de la mer. Pêche nomade et colonisation en Patagonie insulaire

Ingrid Peuziat

Peu de livres existent sur la Patagonie des canaux, la difficulté à accéder à ces lieux explique pour une grande part cette rareté. Peu de livres existent sur la Patagonie des pêcheurs, la réalité sociologique de cette communauté de travail explique en grande partie cette absence. La chercheuse Ingrid Peuziat est passée outre ces deux freins et a étudié, à la fin des années 1990, la zone nord de la Patagonie occidentale et ceux qui la peuplent.

Ce travail de chercheuse dépasse les trop souvent lourds et rébarbatifs ouvrages écrit par ses pairs. L’auteur, Ingrid Peuziat, essaye d’allier un récit et une volonté d’écriture a un travail de recherche universitaire. Merci à elle pour ce souci et cette envie de communiquer au-delà du cénacle.

Joël le Bail, de l’université de Bretagne occidentale, résume ce livre de façon simple et clair dans sa préface. En voici donc un extrait.

«  Au milieu des années 1970, la découverte en abondance du merlu austral dans les canaux de Patagonie génère un boom persquero sans précédent ; des milliers de Chiliens venus d’horizons géographiques divers, et de toutes les couches de la population, migrent rapidement vers ce bout du monde. Mais face à la diminution de la ressource, les aventuriers opportunistes attirés ici par l’or patagon s’éloignent vers d’autres cieux. Ne restent dans l’Aysén insulaire que ceux qui communient avec cette nature, abandonnés de tous et du pouvoir qui refuse leur implantation, mais unis par des relations fraternelles, face aux contraintes exceptionnelles d’un milieu à coloniser. L’ouvrage nous invite à partager la vie des communautés de pêcheurs de Grupo Gala et de Puerto Gaviota, de ces “ces pionniers en passe d’écrire une nouvelle page de l’histoire de Patagonie”. Car la persévérance des parias de la mer a fini par l’emporter l’existence légale des “campements de plastique”, devenus pueblos, fut reconnue en 1999.  »

Nous ne partageons pas, loin s’en faut, le point de vue de Joël le Bail concernant “les aventuriers opportunistes”. L’aventurier n’est bien souvent qu’un concept érigé par la classe dominante pour permettre à certains et certaines de la classe dominée d’accepter leurs conditions, ou pour séparer le supposé aventurier, le rebelle, le contestataire, le différent, du docile et corvéable, le bon-naïf érigé en valeur positive. Dans le cas d’une ruée vers l’or comme Joël le Bail en fait la comparaison avec la ruée vers le merlu austral, il nous semble que cet aventurier qui est évoqué relève bien de cette classification sociologique de la lutte des classes.
De même “ne restent que ceux qui communient avec cette nature” nous semble loin de la réalité du moment de la prise de décision. S’il est indéniable que certaines personnes, pêcheurs ou non, restent dans les canaux pour des raisons d’amour du lieu, il n’en reste pas moins que c’est une minorité. Cet amour des canaux se construit bien souvent a posteriori de la décision de rester. Il permet de se conforter dans sa décision et de la justifier avant tout à ses propres yeux, puis à son entourage et à la société qui nous entoure en général.
Ajoutons que Joël le Bail, dans cette même préface – et non cité ci-dessous –, s’enflamme quelque peu lorsqu’il compare les talents littéraires de l’auteur à ceux de Francisco Coloane. Nous n’irons pas jusque là, beaucoup moins loin même. Le style littéraire de l’auteur est surtout à saluer par sa capacité à dépasser les codes imbuvables de l’écriture universitaire.
Saluons donc cette préface qui a le mérite de poser le contexte du livre et nous offre un agréable aperçu de chaleur humaine et fraternelle d’un professeur à son élève.

Vis-à-vis de l’expédition Patagonia 2009, ce livre est nord, plus nord que là où nous nous sommes arrêtés. Les canaux patagons, presqu’exclusivement chiliens, peuvent se lire en trois tranches géographiques : la Sud-Sud ou de Terre-de-Feu, la Sud et la Nord.
Les canaux de Terre-de-Feu, que l’on pourrait qualifier de “Sud-Sud”, sont à la fois les plus parcourus car drainant une population touristique importante comparativement aux deux autres zones de canaux mais extrêmement petite si on la compare à une population touristique moyenne sur un territoire donné. C’est aussi une zone où le nombre de canaux et les possibilités de parcours pour rejoindre un point A à un point B sont relativement faibles. C’est la zone la plus surveillée et parcourue par la marine chilienne qui voit là un territoire où exprimer sa présence – “où poser les couilles sur la table” serait ici l’expression certainement la plus juste – et où les revendications territoriales entre le Chili et l’Argentine s’expriment encore parfois. C’est la zone où les interdictions de navigation sont effectives sur le terrain. C’est là où les pêcheurs nous ont déclaré “pourquoi aller pêcher là-bas, les oursins et les poissons sont le long de la côte Pacifique, à l’Ouest, là où les tempêtes viennent s’écraser, le gain potentiel ne vaut pas les dangers à prendre en naviguant dans ces eaux.”
La zone Sud, entre le détroit de Magellan et le Golfo de Peñas, est celle que nous avons parcourue.
La zone Nord, de la péninsule de Taitao, au nord du Peñas, à Puerto Montt, en exceptant la Grande Île de Chiloé.

Chili : les gitans de la mer concerne la zone Nord des canaux de Patagonie.
Avec Patagonia 2009, nous n’avons pas parcouru cette zone, bloqué dans le golfe de Peñas. En revanche, durant d’autres voyages, j’ai pu à quelques occasions m’approcher de ces îles et parfois m’y déplacer, sautant d’un bateau à l’autre.

Avant de nous lancer dans une lecture de cet excellent et rare livre, voici un bref aperçu d’où l’on pourrait classer dans la littérature patagonne disponible en français que ce site s’efforce de référencer :
Chili : les gitans de la mer, se situe entre l’excellente étude économique Des tyrannosaures dans le paradis de Philippe Grenier, souvent cité dans l’ouvrage et collègue de recherche d’Ingrid Peuziat, et Patagonie, les derniers gauchos de Nick Reding, récit de vie avec des gauchos patagons chiliens, rare témoignage.

Et par lecture minutieuse de Chili : les gitans de la mer, nous entendons, à tout bien tout honneur, citer différents passages.

L’isolement des régions de grand Sud chilien est une donnée majeure avec laquelle tout effort d’implantation humaine, de développement structural ou d’une activité économique doit composer. Il y est le principal obstacle à l’exploitation des ressources aussi bien marines que terrestres comme à l’organisation d’une vie sociale qui soit semblable à celle de la zone centrale, urbanisée et peuplée. Aussi la vie y est-elle différente, non pas meilleure ou pire, quoique sans doute plus difficile, mais autre : “Ceux qui vivent dans d’aussi graves solitudes ont besoin d’une solidarité aussi vaste que leurs étendues”.
p. 12 – citation finale de Pablo Neruda, de son autobiographie J’avoue que j’ai vécu”.

Le boom pesquero a fait du Chili un géant halieutique extrayant de la mer en 1996 plus de sept millions de tonnes de ses produits. […] La pêche industrielle représente 31 % de l’exploitation des ressources marines, la pêche artisanale 20 %, le reste étant le fait du spectaculaire développement des élevages de saumon et de truite, moindre pourtant dans l’Aysén que dans la région des Lacs, mais qui place le Chili grâce à ces deux seules régions productrices au rang de deuxième exportateur mondial de salmonidés.
p. 13 et 14.

On pourra s’étonner de ce que nous évoquions le mépris dans lequel on a longtemps tenu les merluceros ; pour beaucoup, ils demeurent pourtant de simples pêcheurs nomades et opportunistes, attirés dans l’Aysén par la valeur marchande de la merluza, sans égard pour la région qui leur ouvre ses bras. Des “gitans de la mer”, en aucun cas des pionniers cherchant à écrire une nouvelle page de l’histoire patagone. Et ce nomadisme qui caractérisait l’ère de la locura reste le principal obstacle à leur acceptation et à leur reconnaissance, notamment juridique, faisant qu’aucun regard de type géographique, sociologique ou économique ne s’est encore réellement posé sur eux.
p. 19.

Pour les habitants du Sud, ils n’étaient “pas d’ici”, ce qui revenait à dire non pas forcément qu’ils n’avaient pas le droit d’y être, mais qu’ils ne seraient pas capables de s’y adapter, d’y vivre. Au moins les habitants de la Patagonie, qui pour beaucoup ont une origine allemande, galloise, belge ou française, ne leur reprochaient-ils pas d’être des immigrants. Mais ils s’associent encore souvent au grief général qui est fait dans le pays aux merluceros : nomades, ils n’ont rien de commun avec des pionniers ou des colons, et ne s’intéressent qu’aux gains que peut leur procurer la richesse de la mer intérieure, sans éprouver d’attachement particulier pour le milieu naturel qui les accueille ; ils sont des hommes sans loi – aucun carabinero ne se risque jamais dans les campamentos – et leur mode de vie par trop différent de la norme, ce nomadisme qui leur est imposé par leur activité mais qu’on finit par percevoir comme une donnée culturelle, les appelle tous à quitter un jour la région.
p. 39 et 40.

Alors que la CONAPACH (Confédération des pêcheurs-artisans du Chili) se bat depuis des années pour que soit rédigé un rapport sur la responsabilité des industriels dans la surexploitation du Merluccius australis, les cabinets ministériels en charge de la PDA non seulement évitent le sujet mais pénalisent donc davantage en termes de quotas les pêcheurs-artisans. En réalité, pour ne s’en tenir même qu’au secteur artisanale de la PDA, les merluceros du littoral Nord de l’Aysén servent et participent d’une filière d’exploitation dont l’organisation leur échappe entièrement. C’est une filière qui a été organisée par et pour les entreprises de transformation et d’exportation du poisson, et ceux qui en sont les tout premiers artisans n’ont toujours pas voix au chapitre.
p. 60.

Aujourd’hui encore la plupart des pêcheurs-artisans reçoivent de leurs acheteurs l’équipement nécessaire à la pêche – décompté, bien entendu, du prix de vente de leur production.
p. 61.

Il existe une lucidité et un bon sens que leur ont enseignés des années de cette vie communautaire et que les pêcheurs, leurs femmes, leurs enfants, ne se privent pas de manifester à l’étranger qui les interroge : la vie à Puerto Gaviota et à Grupo Gala est autre, certes, mais pas seulement dans un aspect négatif. La vie au grand air, le milieu naturel, sont toujours évoqués pour contrebalancer les rigueurs de l’existence dans les campamentos.
p. 93.

Ce livre propose un nombre d’informations légales, juridiques, historiques, économiques rares. Il propose des réflexions d’ordre sociologique intéressantes même si parfois manquant quelque peu d’être étayées. La vision de développement que propose Ingrid Peuziat principalement dans la conclusion de son ouvrage ne me semble pas correspondre avec ma vision propre, certainement une différence personnelle de vision sociale avec l’auteur.
Sa vision du développement futur de la zone – ce texte a été écrit entre 1998 et 2001 – ne me semble pas, non plus, correspondre à la vision que portaient, en 2009, les pêcheurs des canaux de la zone Sud (voir plus haut) traversée par Patagonia 2009, ni d’avec celle soutenue par une grande partie de la population de Caleta Tortel, toujours à cette même période.

Finissons en notant le non-travail d’édition de l’Harmattan, frein certain à une meilleure diffusion auprès des lecteurs et lectrices, et saluons et remercions Ingrid Peuziat pour son si intéressant ouvrage, Chili : les gitans de la mer, pêche nomade et colonisation en Patagonie insulaire.

Chili : les gitans de la mer. Pêche nomade et colonisation en Patagonie insulaire, Ingrid Peuziat, L’Harmattan / Recherches Amériques latines / Géomer / Université de Bretagne occidentale / Institut universitaire européen de la mer, 2003, 206 p.

une note d’Alexandre