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Extraits du carnet de voyage d’Inti (9)

(cet article est la suite de "Extraits du carnet de voyage d’Inti (8)")

Jour 93
Nouvelle journée non navigable, sous la tente. La nuit dernière, le gouvernail de mon kayak a reçu un choc qui l’a un peu endommagé. Nous les avions laissés à l’eau pour ne pas trop les maltraiter en les hissant sur des rochers. Erreur. Il pleut sans cesse.
Je relis les mots de Thomas, envoyés hier à l’heure des premiers doutes : « Si les journées à terre ne vous apportent plus rien, mieux vaut ne pas moisir sur place, les jours à venir vont être violents ! Avec vous. Tom ». Si juste. Sacrée équipe que nous avons. Rien n’aurait été possible sans eux. Raphaëlle, Yann, Thomas, Emmanuel, gloire à vous les quatre fantastiques.

Jour 94
Ce matin, j’étais parti pour rester toute la journée sous la tente, Thomas nous avait annoncé 50 nœuds (90Km/h) en fin de journée. Mais Alexandre s’est levé. Pour tenir notre décision, il fallait y aller. Nous avions un canal à traverser, après ce devait être plus calme. J’hésitai face à l’état de la mer, quelque chose ne me plaisait pas. Mais comme je ne réussis pas à savoir quoi, nous y sommes allés. Ce fut une de nos plus grosses navigations, avec celle de la veille. Limite. J’ai vu la mer comme je ne l’avais jamais vue, complètement marbrée. Le vent plaquait les embruns, les renvoyait à l’eau et ils se traînaient alors en zébrures presque douces. C’était rude, mais magnifique. Une fois la traversée effectuée, les choses ont effectivement été un peu mieux. Nous naviguions entre les williwaws, presque heureux de les retrouver en lieu et place des déferlantes du Golfe. A plusieurs reprises nous avons tout de même dû nous mettre en radeau pour subir le passage d’un grain.
Et à nouveau j’ai vu la mer comme je ne l’avais jamais vue. C’était comme un paysage lunaire. Une fine couche d’embruns vaporisés tapissait tout le canal et aplatissait les vagues. La mer semblait comme couverte d’une fine couche de sucre. Elle était si belle. J’aimerais vous prêter mes souvenirs.
Il pleut depuis neuf jours. Ce soir, c’est la troisième nuit de suite que nous subissons un orage, comme s’ils savaient que je les crains. Nous sommes en hiver, et j’avais lu qu’il y en avait très rarement.

Jour 95
Nous sommes parvenus au fond du Brazo Sur-Oeste du Seno Pulpo et avons trouvé un possible passage vers le Canal Baker via l’Estero Eloisa. Le retour vers Tortel se fait de plus en plus probable, parce que possible. Suite à l’avarie de mon gouvernail, de l’eau de mer est entrée dans le sac étanche où je range mes affaires et mon sac de couchage. Les nuits suivantes s’annoncent froides et humides, peu réparatrices. Nous passons en revue notre matériel et constatons combien tout a souffert : avarie de gouvernail (qui reste cependant fonctionnel) et kayak qui prend l’eau pour moi ; nos deux combinaisons sèches ne le sont plus, cul et bras perpétuellement mouillés ; le GPS n’a pas aimé une immersion ; la carte marine de la zone où nous sommes trempe en permanence, porte-carte déchiré ; nos bottes sont trouées ; nos pantalons ne sont plus imperméables ; de la condensation s’est formée dans ma VHF ; plusieurs de nos rations de petits déjeuner sont gâtées ; tout rouille ; la tente est trouée, et toujours presque aussi humide à l’intérieur qu’à l’extérieur ; mon sac de couchage, mes affaires et mes carnets de notes ne sécheront plus jusqu’à la fin des temps ; nos bouts flottants s’effilochent ; les œuvres complètes de Spinoza ont augmenté de deux centimètres d’épaisseur, philosophie à l’eau de mer.

Jour 96
Nous avons passé aujourd’hui un kayak et le gros des vivres de l’autre côté du portage, tout près de l’Estero Eloisa. Portage… il ne faut pas imaginer un chemin, contrairement aux fois précédentes. Il a plu toute la journée. Elle vient de s’arrêter quelques minutes pour laisser place à un vent d’enfer. Ce pays est dingue, d’une beauté qui semble devoir se payer de violence. Nous en avons conçu une plaisanterie récurrente : lorsque quelque chose se passe bien, nous nous demandons comment et sous quelle forme nous allons ensuite le payer.
Si vous effectuez un jour ce portage, du Seno Pulpo vers l’Estero Eloisa, ne prenez pas le chemin le plus court, celui de la vallée : elle est couverte d’une forêt qui rend la progression presque impossible. Montez, passez par les crêtes qui encastrent la vallée, il y a bien moins d’arbres et les roches sont plus stables. Sans charge, la traversée s’effectue en environ quarante-cinq minutes.

Jour 97
Apres deux jours d’efforts, nous avons terminé le portage ce soir. Demain, si les vents le permettent, nous pourrons faire un peu de route vers Tortel. Cette fin de voyage est proprement terrible. Tout, absolument tout est soit humide soit complètement trempé. En douze jours, il n’a cessé de pleuvoir que deux jours. Chaque défaillance de matériel en entraine d’autres. Le propre d’une expédition comme la notre est que nous avons beau dire stop, ça ne s’arrête pas. De fait, il semblerait même que ça empire.

Jour 98
Nous n’avons pas pu sortir de l’Estero Eloisa, le vent était trop fort. En nous arrêtant à terre, le moral, je dois le confesser, en a pris un coup. Un absurde mais irrépressible sentiment d’injustice nous prend : après tant d’efforts, ceux du portage en particulier, il nous faut encore lutter comme des damnés.
Je repense à John Byron. Nous partageons avec lui le fait de ne pas avoir d’abri doté d’un minimum de confort pour récupérer, pour attendre. L’immense, l’énorme différence, c’est que Byron luttait pour sa survie. Nous, nous avons à manger. Quant aux indiens, ils étaient chez eux et pouvaient attendre, des mois s’il le fallait.
Au vu des événements, de la météo, du moral et de l’état de notre matériel, nous ne regrettons rien. Passer le Golfe est une expédition à part entière, pas l’épilogue d’un voyage de plus de trois mois.

Jour 99
Courte mais intense navigation au cours de laquelle nous sommes parvenus à rejoindre Puerto Francisco. L’eau qui entre dans mon kayak l’alourdit très vite, j’ai l’impression de naviguer avec un pendule de Foucault sous moi. Ou une bande de hamsters qui courent dans une roue, toujours en phase avec les vagues, ce qui augmente le roulis. Saloperie de hamsters.
Alors que nous quittions la houle du Pacifique que nous avions retrouvée dans le Canal Baker, nous avons vu au loin le « Puerto Eden », le grand ferry des canaux de la compagnie Navimag. Il rentrait dans les canaux pour se protéger du mauvais temps. Nous n’avons pu nous empêcher de penser, avec une certaine fierté, « lui aussi ».

Jour 100
Le sentiment d’injustice est revenu lorsque, quittant Puerto Francisco, nous avons été confrontés à un improbable vent d’est. Il pleut depuis quinze jours. Qu’il continue de pleuvoir, ça y’est, j’ai des branchies, c’est fait, mais pourvu que ce vent d’est se calme.
Au moins sommes-nous entrés aujourd’hui dans le Canal Martinez, nous sommes de retour dans les canaux. Le Golfe retentissait de l’Ailleurs, les canaux sont devenus comme notre chez-nous. Il est en désordre notre foyer, et il y a des courants d’air, mais nos kayaks s’y sentent bien.

Jour 101
Le vent portant est revenu ! Nous avons bien progressé vers l’est. Depuis seize jours, il n’a cessé de pleuvoir que deux journées, je ne sais plus trop quand. Nous rions souvent et beaucoup d’une autre plaisanterie : lorsque nous égouttons ou suspendons quelque chose, nous précisons : « je vais le faire sécher ».
Les présentes notes sont celles d’un quotidien. Si bien la fin du voyage, incontestablement la plus sportive, est rude, ce que j’en écris ne teinte en rien les moments et rencontres précédentes. Même dans les pires moments, ni Alexandre ni moi n’avons démordu de notre conviction que nous reviendrions à la Patagonie. Malgré les centaines de milles parcourues, j’ai l’impression de ne l’avoir qu’effleurée.
Ce soir nous dormons en face du Navimag que nous avons retrouvé mouillé au fond du canal Martinez, très loin du Golfe. Mais peut-être n’était-ce pas le « Puerto Eden », la compagnie possède deux bateaux. Que faisait-il là, mystère. Il ne répondait pas à nos appels sur le canal 16. Dommage, j’aurais bien passé une nuit dans une couchette et bu un petit Merlot. Bon, peut-être ma VHF qui jouait à l’aquarium n’émettait-elle pas correctement. Ou peut-être le commandant, devinant mes intentions dionysiaques, tenait-il à préserver son bar. Pas tort.
A force d’être mouillé et de ne pas me changer, j’ai dû mettre de l’Avibon (une sorte de vilain gel gras du bon Dr Yann Rochas) sous les aisselles pour stopper une vilaine irritation. Sans doute l’apparition de mes branchies.
Cela fait vingt jours que nous n’avons vu personne. Pourtant, le fait de savoir que le Navimag n’est pas loin, quand bien même il ne répond pas, change tout. Le sentiment de solitude se retranche à la solitude.

Jour 102
Partis ce matin à 10h45, nous sommes arrivés à Tortel cette après-midi. Les sentiments sont encore embrumés, les fils emmêlés. Mais je suis heureux. Les gens de Tortel étaient contents de nous voir arriver. Ils nous ont dit combien le temps avait été mauvais jusque sur le village, ils nous ont dit leur inquiétude pour nous. « Malisimo... ». Un patagon rasta portant une énorme dent de requin autour du cou dit tout : « Asi es la naturaleza ». Je lui réponds qu’il se rassure quant à la météo des prochains jours : nous sommes à terre, il fera donc beau et il n’y aura pas de vent.
Depuis que nous avons pris la mer le 8 mai 2009, il ne s’est pas écoulé un jour sans que nous soyons survolés par des cormorans. Dimanche 16 août 2009, 16h21, je mettais donc pied a terre à Tortel. Il ne pleuvait plus.
Une vingtaine de minutes plus tard, un peu étourdi par le mal de terre, je distinguais un cormoran. Il se tenait face à la mer, bien droit sur un rocher. Noire silhouette un peu bedonnante devenue si familière. Les verbes manquaient. Le soleil n’était qu’une esquisse. Mais lentement, le petit ventru a déployé ses ailes pour les faire sécher. Comme je les ai si souvent vu faire en Bretagne. Ici, en Patagonie, cette vision était une première fois. Encore une. Mon dernier cormoran insistait, c’était la fin de l’expédition.