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Extraits du carnet de voyage d’Inti (5)

(cet article est la suite de "Extraits du carnet de voyage d’Inti (4)")

Jour 37

Ce matin, après avoir quitté notre villégiature de cinq jours, le Seno Union s’est montré mauvais. Nous peinions, vent debout, contre plus de 25 nœuds de vent. Le Navimag, ferry des canaux, passe. Je lui demande la météo par VHF : conditions barométriques en baisse et vents de nord-ouest de plus de 30 nœuds. "Bonne navigation par ici" nous souhaite-t-il. Nous continuons de peiner. Un petit bateau passe et fait des signes à Alexandre, un peu derrière moi. J’allume ma VHF :
 - Bonjour, vous avez besoin de quelque chose ? cambio.
 - Non, merci, nous venons de demander la météo au Navimag et nous allons bientôt aller à la cote et boire un Cognac, cambio.
 - Ne voulez-vous pas qu’on vous avance un peu ? cambio.
 - Heu... attendez, j’en cause avec mon coéquipier, cambio.

Physiquement je suis bien. Je suis même un peu de mauvaise humeur à cause de la pause que nous venions de faire, que j’avais trouvée inutile et suite a laquelle mon bateau avait embarqué de l’eau. Mais l’idée d’être convié par des pécheurs me plait.
Chaque seconde à la VHF m’a fait reculer d’un mètre au moins et m’a mis en travers du vent, puisque je ne pagayais plus. Alexandre est maintenant loin devant et je tire dru sur les bras pour le rejoindre. Nous sommes d’accord pour sortir du Seno Union, mais nous demandons quand même :
 - Croyez-vous qu’on pourrait mettre nos kayaks sur le pont ? cambio.
 - Bien sûr, cambio.
 - Alors c’est avec plaisir que nous acceptons votre offre, cambio.
 - Très bien, on vous attend sous le vent de la petite ile, là, au nord.

S’en suivent quinze minutes d’intense pagayage. Je pense aux avantages comparés du biceps et de la soupape. Je pense à la mélancolie de la soupape.
Je me souviendrai toute ma vie avec netteté de ces silhouettes à la Quinquela Martin qui hissent nos kayaks sur le pont du San Joaquin, dix mètres. Patron : Marcelo, un maitre de mer. Les conversations avec l’équipage et le capitaine, simple rencontre pourtant, valent toutes les pagaies du monde.
En causant par radio avec un autre navire, une voix propose à Marcelo de nous avancer jusqu’à l’ile Topar, 110 milles nautiques plus au nord... nous hésitons puis demandons - par Marcelo interposé - si nous pourrions passer à cette occasion une journée avec un pécheur... "Bien sûr", et plus encore. Le Victoria II, l’autre navire, collecte les oursins que des petits bateaux pèchent autour des iles Malespinas, dans le Canal Trinidad. En pleine mer le San Joaquin rejoint le Victoria II qui nous attendait à l’ouest de l’ile Newton. Et à nouveau des paires de bras surgissent, nos kayaks changent de bord en quelques instants. Nous voici naviguant de nuit sur un vingt mètres, sans visibilité, au radar, comme si tout cela allait de soi. Le détroit de Nelson se déchaine, à tel point que le bateau doit mouiller pour la nuit. Hallucinante hospitalité de marins du bout du monde. L’expédition est une vaste rencontre, et nous avons été invités en mer.

Jours 38 a 46

Les hasards et décisions qui font ma vie m’ont mené à côtoyer, une semaine durant, des pécheurs des archipels de Patagonie. Tout a commencé par une invitation sur un bateau, le San Joaquin, puis sur un second, le Victoria II. Pour tenir la mer en ce premier soir de rude tempête sur ce grand vingt mètres il y avait trois hommes : Alexander, le capitaine, allure de champion de jeux vidéo ; "el moto", Jose, le mécanicien mais surtout moteur de l’équipage, pacha sans titre ; et Septimio, alias "Tata", le vieux matelot de 62 ans fier aux amarres et vif au truco, cet obscur et bruyant jeu de cartes patagon.
Nous mouillons une nuit pour cause de sale temps à quelques encablures d’un cargo géant qui fait eau et s’enfonce de la proue. Il a touché un haut-fond apprendra-t-on plus tard. Le lendemain, nous arrivons à la "faena", l’endroit du labeur, iles Malespinas, Canal Trinidad. Une quinzaine de petits bateaux forment une sorte de Venise australe, laborieuse et éphémère... quand ils sont là : dès que le temps le permet, la flottille se disperse pour aller lancer ses plongeurs chercher les oursins au fond. À leur retour, les hommes viennent saluer le Victoria II. Patrons, plongeurs ou assistants, il y en a qui ont des allures de lune, d’autres la maigreur d’un crayon, il y a même un sosie de Mario Bros, casquette rouge et moustache en poil de sanglier.
Ces pécheurs du bout du monde portent sur leur visage cette stupéfiante faculté qu’ont la plupart des marins de passer en un instant de l’extrême tension a la plus grande décontraction, du soleil à l’ombre sans regrets, des camarades de mer au foyer conjugal. Personne ne connait Elias. Tout le monde connait "Chamberley", le nom de son bateau devenu son surnom, ou encore "Papitas malas", autre surnom hérité de son père. Lui a une tête d’employé de bureau. Il est pourtant plongeur, pécheur d’oursins par zéro degrés Celsius. Sur le pont je tâte du métier d’assistant aux cotés du vrai, Carlitos-l’amateur-de-films-francais. La vie du plongeur et les filets d’or piquant qu’il remonte entre les mains ou presque, à l’autre extrémité du tuyau d’oxygène.

Chamberley comme les autres répond "la liberté de ne pas avoir de chef" comme premier mérite de leur métier de mer. Les yeux brillent de fierté à l’évocation de ce qu’ils font, de leur solidarité de marins, et se ternissent quand ils parlent des risques, des semaines loin de chez eux et des servitudes de leur vie confinée sur les immensités des canaux de Patagonie.
Quand le "moto" évoque la solidarité de classe que les équipages se doivent entre eux, c’est en regardant du haut de la passerelle du Victoria II la flotte de la "faena", véritable matérialisation du capitalisme. Un propriétaire a les moyens d’affréter un bateau comme le Victoria II, capable de charger et de fournir suffisamment d’oursins vivants aux usines de conditionnement japonaises de Punta Arenas. Les autres petits bateaux, comme le Chamberley, travaillent pour lui. Leurs moteurs sont trop faibles pour les propulser a plus de 150 milles nautiques de chez eux. Alors, pour les déplacements, c’est le Victoria II, à la fois nourrice par contrat et sangsue du fruit du labeur qui remorque un chapelet d’ouailles travailleuses de la mer.

La dignité, les pécheurs l’exercent malgré tout jalousement, comme à l’occasion de ces assemblées générales où ils décident entre eux des lieux de pèche ou le Victoria II devra les remorquer, ou ils expriment leurs griefs au représentant du propriétaire en charge du contrôle du produit de leurs plongées.

Ces hommes sont des marins d’exception, naviguant dans de rudes et versatiles eaux sans cartes. Ils connaissent chaque baie, chaque canal, chaque haut-fond, chaque chaine de montagne de mémoire. Ils portent les noms de leurs bateaux... Ils connaissent si bien leur immense milieu qu’ils en deviennent le milieu. Si les archipels de Patagonie sont un désert de terre tellement les côtes sont inhospitalières, c’est un désert connu et habité par ces hospitaliers hommes flottants. Je porte avec nostalgie l’emprunte de l’accolade de "Frio" qui me saluait en me demandant pourquoi nous partions, je porte avec chaleur les chaussettes en laine de Chiloé que m’offrait Chamberley, je porte les mots de "Chino" : "C’est la première et la dernière fois qu’on se voit, et c’était bien".
En regardant une carte de cette immense mosaïque d’iles, de fjords et de canaux du sud-ouest de l’Amérique, je verrai désormais ces sacrés faiseurs de sillages.

Jour 47

Hier le Victoria II est reparti vers Puerto Natales, chargé d’oursins et de deux kayaks. Le Canal Trinidad était de nouveau déchainé. L’emphase et le sensationnalisme ne siéent pas à la description des conditions de navigation. Déchainé veut dire déchainé, ni plus ni moins. Il faut imaginer un bateau de vingt mètres s’écrasant dans une houle croisée faite de creux de trois à quatre mètres et dont le roulis, entrant parfois en résonance avec la houle, impose un silence crispé aux hommes sur la passerelle. Et des vols planés aux théières. Par ce temps, impossible de nous débarquer, comme l’équipage nous l’avait proposé, près de l’ile Topar.
A l’occasion d’une halte dans une petite baie pour cajoler le diesel malmené, nous changeons de bord et embarquons sur le Tajamar V, transporteur jumeau du Victoria II qui remonte à vide vers le lieu de pêche et mouille pour la nuit. Fraternelle "despedida" des hommes du Victoria II.
C’était hier. Aujourd’hui nous sommes remontés sur nos kayaks en quittant le Tajamar V en une délicate acrobatie sur une mer encore formée près de l’ile Topar. Nous avons retrouvé nos destriers et nos pagaies, cap au nord. Les éphémères sillages des bateaux s’effacent aussi vite qu’ils s’ouvrent, ne restent que ceux de ces hommes qui nous ont invités et travaillent là, quelque part derrière tel cap ou le long de tel autre canal.

Jour 48

Depuis le début de l’expédition, nous ne prenons jamais la mer trop tôt : du fond de nos lieux de campement, nous tenons à voir l’état de la mer à l’extérieur, dans les canaux où nous naviguerons. Le soleil se lève en ce moment vers 8h30 et ce matin, il y avait des moutons dans le canal Wide. Comme il a mauvaise réputation mais qu’il nous est encore sympathique, pas de navigation aujourd’hui. Le spleen de Paris me prend, aujourd’hui je retrouverais bien son ciel bas et lourd.

Jour 49

Longue journée pagayage de 7h dans le grand Canal Wide enchâssé entre des monts érodés, enneigés à quelques dizaines de mètres au dessus du niveau de la mer. 17 milles nautiques parcourus (un peu plus de 30 kilomètres), ce qui n’est pas un rythme d’athlète mais commence à compter un peu. Au cours de ces milliers de coups de pagaie, je rêvasse a Wong Kar Wai l’urbain qui viendrait tourner un film dans les archipels de Patagonie. J’ai passé plusieurs heures à en imaginer le scénario, les amours compliquées d’un curieux pécheur d’oursin (une sorte de Mr. Chamberley au lieu d’une Lady Chatterley), avec une japonaise venue à Punta Arenas superviser la mise en place de normes qualité dans une usine de conditionnement d’oursins. L’amour oursin en Patagonie.

Jour 50

Au nord du Canal Wide, lorsque nous décidons de le traverser, un bateau faisant route au sud se dessine au loin. Pas à l’horizon, parce que l’omniprésence des chaines montagneuses fait de l’horizon une vison assez rare. Nous étions sur une trajectoire d’abordage, et ne faisant pas le poids avec nos kayaks, nous avons stoppé. Le grand cargo nous salue de sa corne de brume et peu à peu apparait son nom : Condor. C’est le bateau qui assure la liaison Valparaiso – Punta Arenas et par lequel sont arrivés nos kayaks le 30 avril dernier. Badinage en anglais à la VHF - allez savoir pourquoi en anglais, l’officier de quart comme moi parlons espagnol, une sorte de coquetterie sans doute – je m’enquiers de la météo puis nous nous souhaitons mutuellement bonne navigation.
Les paysages et trésors naturels de la Patagonie sont exceptionnels. Beaux, uniques, grands, impressionnants. On trouve ici sur des milliers de kilomètres des côtes sauvages et majestueuses que l’on admire sur quelques kilomètres seulement en Europe. Mais l’écho de la corne de brume du Condor recèle à mes yeux un trésor plus précieux encore, les gens croisés. Nous nous sommes croisés avec le Condor comme j’ai rencontré du monde, c’est-à-dire le monde, à Punta Arenas, à Puerto Natales, en mer. Si bien certaines rencontres s’achèvent aussi brutalement qu’elles ont bien commencé - avec les limaces nostalgiques de Pinochet par exemple - c’est en général le meilleur que je reçois, l’espace de quelques minutes, quelques heures ou quelques jours.

Jour 51

Foutu grandiose glacier Pio XI… Je n’étais pas très motivé par la visite d’un machin portant le nom d’un pape, mais il semble bien que lui veuille nous garder : ce soir en essayant de sortir du Seno Eyre, au fond duquel il trône, immense, les glaces avaient pris la sortie du fjord. Pas épaisse, mais par nuit noire et vu la légèreté de nos embarcations, elle nous a obligé à bivouaquer sur une improbable pierre plate, au creux d’une plage de rochers à peine plus large que le petit iceberg sur lequel je suis monté ce matin. Le seul glacier de la région qui ne recule pas, parait-il, avance en émettant d’impressionnants grondements. Tonnerre de glace. Il gèle dans la tente et je somnole aux cotés d’une rose. Une rose est une rose. La force de l’évidence pourtant subtile de ce titre de chanson me ramène comme un aimant bouleverse le compas vers l’absence à la dantesque chevelure. Le gèle n’est plus.

Jour 52

La marée et peut-être une brise nocturne avait dispersé ce matin la glace qui nous avait barré la sortie du Seno Eyre hier soir. La canal en est resté parsemé de glaçons et de glace pilée, le glacier nous libérait.
Ce soir nous bivouaquons dans le canal Grappler, sur un "conchal" kawesqar, ou plutôt que nous supposons tel. L’alimentation de base de ces premiers habitants des archipels de Patagonie consistait en moules que les femmes allaient chercher sous l’eau. Un tabou leur interdisait de rejeter à la mer ce qu’ils en avaient extrait. Je crois que tous les tabous ont ou ont eu une fonction bien déterminée. Nous sommes si heureux de trouver un terrain plat, stabilisé et sec ou camper, au lieu de tourbe humide, que la fonction de terrassement me parait ce soir une évidence. Les évidences sont des garces, c’est entendu, mais tout de même... plusieurs dizaines de centimètres de coquilles de moules amassées en des siècles de nomadisme sont étonnamment pratiques. Je crois que c’est mon frère qui m’avait parlé de cette hypothèse de fonction de terrassement. S’il a raison - et ce soir je dors sur l’envie de le croire - cela signifie que ces indiens, habitants de ce désert de terre que sont les canaux de Patagonie, construisaient leur terre.

Jour 53

Après 21 milles nautiques (environ 38 Km) parcourues en 8h par un temps d’un calme lacustre - la pétole des voiliers est le paradis des kayaks - nous sommes arrivés à Puerto Eden. De nuit. Dans la joie de toucher ce village, milieu de notre expédition, je regrettais de ne pas disposer d’une corne de brume pour annoncer urbi et orbi notre arrivée... je ne me doutais pas que ma voix, qui avait demandé par VHF à la capitainerie ou nous pourrions accoster, était entendue par tous les habitants du bourg. Puerto Eden est relié au monde par la mer, tout le monde a une VHF en veille. Je vibre de la même joie, dont je garde un souvenir intense, qui animait les Ancriers à l’approche d’un quelconque port breton après une bonne navigation.

(la suite de cet article est "Extraits du carnet de voyage d’Inti (6)")